Et puis une route dégagée… Et puis une côte. Et puis on tourne. Et puis on stoppe. Et puis ça y est !
La conductrice quitte son siège et dépone à l’arrière. Je me dresse. Un coup au guignol en reconnaissant la fille de l’île du Big Between ! La fabuleuse ! Celle qui m’arrache l’aorte, qui me dégoupille les glandes, qui hante mes jours et mes nuits.
Je reste debout devant elle, ébloui, éperdu, émerveillé, étout-ce-que-tu-voudras ! Elle porte un ensemble de cuir noir, très moulant. C’est moi qui démoule, pour lors !
— Vous ! m’écrié-je, comme dans cette pièce de patronage que tu avais beaucoup aimée, où l’on voyait le marquis de Fumsaidube découvrant sa femme nue dans les bras d’un manchot.
Elle a une courte inclinaison de tête en guise de salut.
— Aidez-la à descendre et installez-la dans la maison !
Puis elle va fermer un portail de bois plein.
La maison est neuve, moderne, de dimensions plutôt raisonnables. Un serviteur extrêmement turc pour son âge, nous accueille et, sans un mot, afin de rester dans la ligne des participants à l’évasion de Mémère, nous conduit jusqu’à un appartement très gai et confortable, composé de deux chambres contiguës et d’une salle de bains.
Je conseille à ma conquête de se zoner. Plus elle dormira, mieux nous nous porterons, elle et moi. En fait, je n’ai qu’une idée en tête et en culotte : rejoindre dard-dard l’époustouflante fille, objet de mes tourments.
Je la retrouve au salon où elle vient de se faire servir du café. Une seconde tasse vide posée sur la table basse me laisse espérer qu’elle m’attendait.
— Puis-je ? demandé-je en désignant le fauteuil faisant face au sien.
— Naturellement.
Le silence qui suit est mélodieux comme du Vivaldi. J’écoute l’hymne à l’amour qui s’élève de mon âme. Ce qu’elle joue bien, celle-là ! Je ne lui croyais pas un tel talent ! Je voudrais faire partager cette musique céleste à ma compagne. Mais son regard hermétique condamne tout épanchement. Je dois me rendre à l’évidence, si cruelle soit-elle : je ne suis pas son genre ! Oui, il faut convenir de la terrible réalité : avec cette créature d’exception, Sana, le séducteur, se ramasse comme un con. Il fait un bide, le Casanova des comptoirs ! On joue ceinture ! Son charme est inopérant. Ses langourances guère plus efficaces qu’un godemiché sur la statue de Diane. J’ai beau y aller de la prunelle, chiquer les Werther, Jocelyn, Roméo ! En voiture ! Il n’y a pas de correspondante au numéro que je sollicite.
— Jusqu’à présent, tout a parfaitement fonctionné, déclare-t-elle.
Je lève la main et fais claquer mes doigts, comme à la maternelle pour « pipi, m’dame ! ».
— Vous désirez ? s’interrompt-elle.
— Pour penser à vous, ce que je fais au moins vingt-cinq heures sur vingt-quatre, j’emploie des qualificatifs fantaisistes. Je vous nomme « la Sublime », « la Fabuleuse brune », « l’objet de mes rêves » et autres appellations du même style. Pourrais-je connaître votre prénom ? Même si vous m’en donnez un faux, il me permettra de structurer ma pensée, comprenez-vous ? Je ne puis demeurer plus longtemps dans le vague, fût-il vague à l’âme.
Elle ne réagit pas.
Elle laisse tomber brièvement :
— Je me prénomme Carson.
— Comme Carson Mac Cullers, la romancière !
— Carson, comme moi ! rectifie-t-elle.
Et, balayant la parenthèse d’un froncement de narines, elle reprend :
— A présent, reste la seconde partie de l’opération : les transactions avec le général Glavoski.
— C’est vraiment moi qui dois m’en charger ?
— Je vous l’ai moi-même précisé. Vous n’êtes plus d’accord ?
— Si, bien sûr, mais, réflexion faite, je trouve que c’est risqué.
— Pour vous ?
— Pour moi, évidemment, mais là n’est pas le problème du Big Between ; c’est risqué surtout pour la réussite du plan. Supposez qu’au lieu de traiter avec moi, le cocu de général me fasse embastiller et interroger par ses services… Vous n’ignorez pas que les Soviétiques ont un outillage extrêmement sophistiqué pour obtenir des confidences. Le sérum de vérité c’est de la grenadine pour leurs spécialistes. Je ne suis pas immunisé contre leurs produits-à-rendre-loquace. Je peux cracher le morceau.
— Il ne vous fera pas embastiller.
— Qui vous le prouve ?
— Vous allez vous rendre à Moscou muni d’un bouclier qui vous rendra invulnérable.
— Vraiment ? fais-je, encuriosé jusqu’à mes intestins les plus enfouis. Quel est ce bouclier, sublime Carson ?
— Le président de la République française.
Un instant de rien dégouline de notre présent pour permettre d’évacuer l’eau grasse de mon étonnement dans la sentine de ma compréhension, comme l’écrivait si justement Marguerite Duras dans son Ode à Jacques Chirac.
— Si vous développiez un peu plus ? suggéré-je.
— Votre président part après-demain en visite officielle pour Moscou ; il sera reçu au Kremlin en grande pompe. Le Politburo sera présent, y compris le général Glavoski. Vous ferez partie de la délégation qui escortera le chef de l’Etat français, avec un titre ronflant que j’ignore. Vous aurez alors toute latitude pour vous entretenir avec le général au cours de la réception. Glavoski parle anglais couramment, et même le français, je crois.
Je souris.
— Bien joué. Et par quel biais devrais-je l’entre-prendre ?
— Carte blanche. Ce sera à vous de jouer.
Elle achève de déguster son café. Une pendulette de verre aux rouages apparents, balance quatre coups grêles depuis la desserte en bois verni noir.
— Vous devriez aller vous reposer, conseille Carson, car vous prenez l’avion de Paris tout à l’heure à midi.
— Et la vieille ?
— Je m’en charge ; elle sera évacuée en un autre lieu pour le cas où, contre toute attente, le « bouclier » ne remplirait pas son office et où vous seriez contraint de parler. Vous ne pourrez jamais dire ce que vous ignorez, n’est-ce pas ?
Elle a enfin un léger sourire et se lève.
— Carson, balbutiè-je. Pensez-vous que, si tout va bien, un jour… Je… Vous… Nous… ?
Elle secoue la tête.
— Non, dit-elle, je ne le pense pas.
Vraiment, c’est pas la fougue !
Tu verrais notre président, l’à quel point il en jette dans les immenses salons mordorés du Kremlin ! Il n’a pas mis ses Pataugas, mais de vraies chaussures de ville marron, assorties à son complet gris clair et à ses chaussettes vertes. Sa Légion d’honneur ressemble à une balle en plein cœur, qu’on s’attend à en voir goutter du sang. Très à son aise, sûr et dominateur, il remonte ses fanons au plus haut niveau en gardant la tête continuellement levée afin de causer à ses terlocuteurs qui, eux, sont de taille normale, voire élevée. Il bavasse comme quoi ceci cela, les droits de l’homme, les droits de douanes, le prix du caviar, les fusées Lenturlu.
Un mec à frime de pélican-lassé-d’un-long-voyage l’escorte pour l’interpréter vu que le pommier des Fran-çais ne cause que le français, le subjonctif et le latin de messe.
Ses hôtes lui répondent avec de grands bons sourires francs et massifs, cordiaux à en faire caca sur la moquette. Ils l’assurent de ceci cela et qu’en tout cas, concernant le reste : pas d’inquiétude, ils en toucheront un mot à leur épicière. Le président reste gravissimo. Important comme la rose dont il est l’emblème. Hochant sa tête romaine. « C’est cela, moui, avec beaucoup de parfaitement ; épluchez-moi les œufs durs, je vous prie ! Bousculez-moi pas trop le génie, c’est fragile ces petites choses. Et le bonjour aux Sakharov, pensez-vous que mes zœuvres complètes les amuseraient ? »
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