Il porte un doigt à sa casquette et me fait signe de le suivre. J’entraîne Mémère dans le ventre du rafiot. C’est noir, huileux, bas de plaftard. On descend un escadrin roide, longe une étroite coursive qui contraint Natacha à avancer de profil, comme si elle visitait le Chili, et puis bon, voilà une cabine à double couchettes superposées. Le local est grand comme deux cabines téléphoniques réunies. En fait d’ameublement, excepté les couchettes, il y a deux crochets d’acier vissés à une cloison. C’est tout.
L’officier turc nous jette, dans un anglais conve-nable :
— Vous ne bougez plus de là, avant Istanbul, surtout ne montez pas sur le pont.
Et puis, s’en va.
J’aide Mamie Red à ôter ses hardes trempées. Pas fastoche : elles lui collent à la viande. Quand elle est à loilpé, je l’enveloppe d’une couverture dégueulasse, constellée de taches de tout et de trous de cigarette. Lui conseille de se pieuter. Elle prend place sur la couchette inférieure. Santantonio la borde, lui dépose un mimi au front et grimpe dans le plumard supérieur.
Dormons, ils feront le reste.
* * *
Notre croisière dure deux jours. Hélas pour elle (mais tant mieux pour moi) la mère Glavoski se paie une bronchite carabinée et cogne le 40° facile. Je la soigne de mon mieux, à grand renfort de tisanes et d’aspirine, les deux principales médications du bord. C’est pas folichon de servir de garde-malade à une grosse vachasse soviétique dans un local de 4 mètres carrés, mais je préfère lui faire des infusions que l’amour. Mamie sue beaucoup, ce qui est une bonne chose. Le cargo vibre tant qu’il peut. Il schlingue la graisse chaude et le végétal corrompu. Un cuistot en babouches s’occupe de nous. La tortore est très élémentaire, mon cher Watson. Tomates, fromage aigre, galette de farine mal cuite, viande de bouc malade. La gerbe, la gerbe, sans avoir recours au mal de mer !
Le soir du second jour, le barlu ralentit jusqu’à filer deux ou trois nœuds, ce qui suffirait encore à rendre pensif un eunuque énuqué qui ne peut plus piquer.
L’officier borgne, que je n’ai pas rerevu depuis notre arrivée, se la radine. Il est tête nue. Impressionnant. Pas un tif sur le gadin, la boule triple zéro. On dirait M. Propre, tu sais, cette abominable créature qui fait briller les sols, avec sa frime de chourineur et ses bras croisés !
— On va vous changer de bord ! annonce-t-il.
Soit ! Que vos volontés soient fêtes !
Les loques de Natacha ont séché. Elle les réintègre mollement. La fièvre l’a abattue et c’est devenu une vraie vieillarde au cours des dernières quarante-huit heures. Tu la verrais, en émigrante malade, la couvrante pourrie en guise de châle, les tifs filasse, la bouille déjetée, les roploches pendant comme des rideaux, tu ne pourrais jamais imaginer que j’ai pu la calcer y a trois jours. Ce tombereau, même Béru renâclerait, serait obligé de se doper au beaujolais primeur avant de monter en ligne.
La mer scintille au clair de lune. Au large, on aperçoit les feux des barlus se dirigeant vers le Bosphore. Tout près, au-dessous de notre cargo, est un bâtiment d’une douzaine de mètres, de pêche, encore plus délabré que le nôtre. Il danse à quelques mètres, ses deux feux tanguent, on distingue des silhouettes à son bord.
Un cliquetis. C’est la grue du cargo en manœuvre. Des matafs dépenaillés étalent un immense filet sur le pont.
Le borgne nous dit de nous asseoir en son centre. Quand c’est fait, ses hommes d’équipage relèvent les bords, qui sont munis de boucles, et embrochent celle-ci à l’aide d’un énorme crochet. Peu après la grue nous soulève et nous changeons de barlu, sans un mot d’adieu.
* * *
Quatre julots sur le bateau de pêche. Pas plus loquaces que ceux du cargo. Lorsque nous nous sommes dépêtrés du filet, le bras de la grue pivote et l’espèce de chalutier met le cap sur la côte.
Quatre heures plus tard, nous prenons pied sur la rive turque, dans un village endormi. Une vieille Mercedes d’un modèle inassurable se met en marche, dans l’ombre, et s’approche du petit môle. Au volant, un grand gaillard aux cheveux gris, en bras de chemise, fume un cigarillo. Il a une forte moustache d’un noir d’encre de Chine qui contraste avec sa tignasse poivre et sel. A notre approche, il se contente de passer sa main par-dessus son siège pour ouvrir l’une des portières. Nous nous installons dans la carriole.
Curieux, comme tout un chacun s’applique à nous aider sans se manifester, presque en nous faisant la gueule. J’ai l’impression qu’on les dérange, tous. Ils sont payés pour nous prêter main-forte, mais ils ne s’intéressent absolument pas à nous. Ils font les gestes indispensables en s’abstenant de parler. Parler, c’est une démarche personnelle. Eux ne s’engagent pas. Moins ils se manifesteront, plus ils resteront en dehors du problème.
La grosse voiture démarre et va chercher la route pour Istanbul.
* * *
Une colline d’où l’on jouit d’une vulve fabuleuse sur l’un des plus beaux panoramas du monde. Après Venise et avant Rio, il y a cela, ces deux mers réunies par un détroit, ces mosquées aux dômes magiques…
Notre conducteur nous fait signe de descendre.
Bon.
Il s’en va.
O.K.
Nous demeurons sous la voûte céleste constellée d’étoiles plus brillantes qu’ailleurs. Un banc de pierre. Comme personne ne se présente, on s’assoit. La nuit a d’étranges touffeurs, des exhalaisons de jasmin…
Nous matons, un peu ahuris par nos pérégrinations, le paysage fameux qui s’offre et semble se renouveler constamment, à chaque battement de nos cils, tant il est beau.
Du temps s’écoule. Natacha grelotte. M’est avis qu’il faudrait foutre quelques giclées d’antibiotique dans son gros cul. A son âge et avec sa corpulence, c’est mauvais, les refroidissements négligés.
Une voiture survient. A l’intérieur, j’aperçois un jeune couple. Elle passe sans ralentir. Quelque part, dans les arbustes agrippés au flanc de la colline, un oiseau nocturne lance une note mélanco.
Babouchka demande :
— Où sommes-nous ?
— Istanbul, réponds-je, qu’à quoi bon la chambrer en lui faisant accroire qu’il s’agit de Varna ou de Conflans-Sainte-Honorine ?
Elle a une exclamation.
— Mais c’est à l’Ouest, ça ?
— Ja .
— Gut ! Gut !
Tu parles : elle allait pas rater une occase de balancer son « gut ». Ça faisait un bout de temps qu’elle ne me le sortait plus.
Elle a un geste de petite fille pour me prendre la main. Chère vieille Juliette écroulaga devant son téméraire Roméo !
Et c’est vrai, ça. J’ai enlevé la générale Glavoski. Je l’ai arrachée au bastion rouge ! Pas tout seul, certes, la croisière avait été minutieusement organisée, mais enfin elle est là, à mon côté : heureuse. Malade, mais heureuse…
Une nouvelle auto gravit la route sinueuse. Ses phares balaient la nuit. Elle stoppe devant nous.
— Montez vite ! intime une voix féminine.
Je ne me le fais pas dire. La tuture est une caisse amerloque.
— Couchez-vous dans le fond ! continue la conductrice.
J’obtempère. Mon exemple indique à Babouchka ce qu’elle doit faire. Consentante à tout, elle s’accroupit près de moi.
Fouette, cochère !
Porte, cochère !
Il faut cocher la cochère.
Ou la coucher ?
Ou l’accoucher ?
Etc.
L’art de tromper le temps et d’oublier les mauvaises positions.
Un bruit de castagnettes. C’est mamie Glavoski qui claque des dents. Olé ! Olé !
La conductrice drive net, sans bavures. On descend… On franchit un pont interminable. J’entends le « vzom ! vzom ! » de chaque balustre sur notre passage.
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