Au premier niveau il y a une fourgonnette avec un julot au volant. Un type coiffé d’une gapette brune. Il ne se retourne même pas pour me voir.
Le soudeur ouvre l’arrière de la fourgonnette et dépose son engin diabolique dans une caisse métallique. Il ôte la maisonnette vitrée qui lui sert de masque, défait son ciré blanc. Il est en smoking. Il se retourne vers moi : Duck !
— Je savais ! balbutié-je.
Sans un mot, il m’ouvre la portière arrière et m’aide à prendre place. Ensuite, il va se placer auprès du conducteur.
— Buvez ça !
Il me tend une jolie fiole verte.
— Tout ?
— Oui, tout !
J’avale.
Il a le secret des potions magiques, le druide Duck, car, aussitôt, un infini bien-être s’étale dans mon être, comme l’écrivait la marquise de Sévigné à son gendre (lequel devait lui faire du rentre dedans quand elle allait à Grignan).
Duck m’interroge du menton.
— La pêche ! assuré-je d’une pauvre voix.
Il a un court hochement de tête.
La fourgonnette sort du parkinge dont la porte est grande ouverte. J’avise le préposé, filamenteux, lui aussi, tassé dans sa niche.
— C’est quoi, votre produit ? je demande.
— De la colle.
Je crois avoir mal esgourdé.
— De la quoi ?
— Colle ! Une invention extraordinaire. Un jet de haut en bas et la victime est soudée littéralement. Pour les délivrer de ça, il faudra les opérer. Découper leurs lèvres, leurs doigts, leurs mollets. Le produit sort du conteneur à une température de quatre-vingts degrés et refroidit en dix secondes. Le temps qu’ils s’en foutent partout en se débattant. Ça traverse les vêtements. D’où mon équipement.
— Vous êtes inouï.
— Mais non : vigilant et outillé. Bon, ce n’est pas le tout, il va falloir agir vite, demain il serait trop tard.
Il sourit.
— Vous avez fait le principal, il ne reste plus que l’essentiel, San-Antonio. Comment vous sentez-vous ?
— Beaucoup mieux, presque bien.
— Heureusement. Voilà ce qu’il va falloir faire…
Et il se met à me dresser son plan d’action. Je te le re re re répète : c’est un bonheur que de travailler avec un homme comme lui !
* * *
Je perçois ses ronflements depuis le couloir, Babouchka. Césarine, espère, quand elle a pris son fade, elle en concasse façon sonneur de cloches ! L’anéan-tisse-ment de la chair, même pas fraîche, ça aide à roupiller.
Je grabatouille tant tellement à sa lourde que tout le Bella Vista sera éveillé avant elle. Heureusement qu’il me reste mon sésame.
Me voici dans sa chambrette. Elle flotte à la surface du lit comme une vache crevée sur un étang. Superbe amante ! Y en a pour trois grenadiers voraces. Et dire que je me suis respiré ce paquet à moi tout seul ! Les vraies prouesses, vois-tu, mon gamin, c’est pas avec son revolver qu’on les accomplit, c’est avec sa bite.
Je m’approche de la couche de mon évanescente et me mets à lui pétrir les monts d’Auvergne, histoire de la réveiller en délicatesse. Son souffle cahote et ressemble à la rumeur d’un motocross. Elle ouvre un z’œil dans la pénombre (il fait clair de moon en deçà du rideau).
— C’est moi, ma poupée ! je la rassure.
Je chuchote dans ses baffles, car tu ne m’ôteras pas de l’idée que sa piaule est bourrée de micros, lesquels ont alerté le personnel navigant chargé de veiller sur sa vertu.
Elle va pour jacter, mais je plaque ma main sur les deux cervelas qui lui tiennent lieu de lèvres.
— Soyez prudente, chère amante ! Je redoute qu’on nous entende.
La voilà qui se met à trémousser, déjà partante pour une nouvelle chevauchée dans la forêt viennoise.
— Demain, belle âme, fais-je à voix ténue. Demain, nous ferons des folies ; j’ai des projets insensés !
Elle pige pas tout de mon allemand, assez toutefois pour entrer en mouillance frénétique.
— Gut ! Gut !
— Allez à la plage de très bonne heure. Disons, huit heures, c’est possible ?
— Ja, ja ! Gut ! Gut !
— Dites à vos dames de compagnie que vous voulez marcher un peu sur le ponton pour respirer l’air du large. Si elles veulent vous suivre, fâchez-vous, compris ?
— Gut ! Guuuuut !
— Je serai au bout du ponton, avec un canot à moteur. Vous prendrez place à mon côté et je vous conduirai dans une propriété paradisiaque, toute proche où je pourrai vous faire vraiment l’amour. L’amour complet, l’amour total. L’amour qui fait crier…
— Ahrrrr ! Guuuut !
Elle se calme et murmure :
— Que diront Anna et Alexandra ?
— Vous leur expliquerez que vous avez demandé au moniteur de ski nautique de vous faire faire une promenade en mer.
Mais elle ne paraît pas convaincue.
— Elles m’accompagneront, assure-t-elle ; jamais elles ne me laissent seule.
J’évoque l’hypothèse numéro 2 de Duck.
— Eh bien, — qu’elles vous accompagnent.
— Mais alors, si elles me suivent…
— Ayez confiance en moi, je saurai bien les convaincre.
— Elles !
Natacha hausse ses montagneuses épaules.
— Moi ! promets-je en ponctuant d’une caresse aphrodisiaque.
* * *
Mon canot danse contre les pilotis moussus. Le bois immergé ne se corrompt pas, mais quand le niveau baisse sous le phénomène de la mini-marée, ça se met à pourrir. Ainsi de nous. Dans l’eau du sein maternel nous nous développons et devenons des êtres humains. Dès que nous sommes en contact avec l’air, nous commençons à nous gâter et devenons des morts en puissance.
La plage est presque vide à pareille heure. Quelques jeunes jouent déjà au volley-ball, à l’arrière-plan. Un vieux type en pantalon blanc fait son footinge, les coudes au corps, pour tenter de se désoutrager des ans. Mais les ans, tiens, fume ! Bras d’honneur. Tu veux du chêne ou du sapin ?
J’aperçois enfin un trio admirable sur l’allée conduisant à l’hôtel Bella Vista . Les trois grasses ! En jaune, en rouge, en bleu. Le drapeau roumain, pour ainsi dire.
Mamie marche entre ses deux angesses gardiennes. C’est elle la plus grosse. Et de loin. Elles forment le nombre 101, dans cette formation, les chéries.
Je les vois qui larguent leur petit fourbi dans la cabine. Il fait un temps sublime, le soleil commence déjà à cogner.
Ma Natacha parlemente… Délibérément, elle se dirige vers mon ponton (comme nos voleurs).
Ça y est, ça ne fait pas un pli : ses deux gaillardes sautent dans sa roue, d’autor !
Les méchantes salopes ! Tu parles d’un bonheur, Mémère, de se coltiner cet attelage à longueur d’existence sous prétexte que son kroum est un personnage important du régime ! Pour vivre heureux, vivons couchés. La mamie saute-au-paf, elle préférerait avoir marié un O.S., voire un simple manar du charbon-acier ! Elle pourrait se faire pointer à l’aise pendant qu’il irait se respirer les trois-huit, le gaillard.
Le trio s’annonce sur la jetée de bois, laquelle s’avance loin dans la mer. Bon, le sort en est jeté, comme disait César avant de prendre le bac pour traverser le Rubicon. Je vais devoir user des big moyens. Duck m’a donné un repère : le premier des pneus destinés à amortir les accostages.
J’attends que les trois dadames l’atteignent ; voilà, elles y sont. Je tire alors sur une poignée de fer logée sous les planches du ponton. Comme dans les actualités, quand on voit des immeubles préalablement minés s’écrouler au ralenti, une partie de la jetée de bois s’affaisse brusquement, sans bruit. Et plouf ! les trois grognasses sont dans la tisane. Quel beau travail ! Mon admiration pourrait être turque car elle va croissant. Un impect boulot de sape. Les pilotis ont été sectionnés dans l’eau et il suffisait d’un pet de moustique pour que tout s’écroule. Voilà qui est fait.
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