Je manœuvre en souplesse pour foncer au secours des naufragées. Les trois commères se débattent, empêtrées dans leurs vêtements. Je les repêche de mon mieux. Pas fastoche. D’abord, la générale, puis ses duègnes. Logique, non ? Tu verrais les trois vachasses suffocantes et crachoteuses, ruisselantes, congestionnées, les yeux comme des boules de pétanque ! Du grand spectacle.
Mais je ne me perds pas en contemplation. Y a urgence. A partir de tout de suite, chaque seconde compte. Alors je pique le long de la côte. Les rares estivants qui ont assisté au « drame » se rassemblent devant le ponton. Me voyant foncer avec mes naufragées, ils estiment que je les emmène à l’hosto. Rien, en effet, ne pourrait faire songer à un enlèvement.
Je mets pleins gaz, mon canot vole sur les flots. Les « malheureuses » reprennent tant mal que bien leurs esprits. Elles claquent des ratiches dans la fraîcheur matinale. Y en a même une qui adresse une prière à Marx-le-Père, à Lénine, son fils unique, notre Sauveur, à saint Staline, son disciple [3] Je sais une bande de Mousus qui va égosiller comme quoi je fais de l’anticommunisme primaire. J’insurge. Primaire, ça oui : je le suis. M’en vante. Mais anticommuniste, non. Y a toujours un moment de la journée où je suis marxiste ; comme il y en a toujours un où je suis constipé. Et puis je vais à la selle et ça va mieux. L’autre matin, en m’éveillant, je me suis senti canuetiste, mais ça venait du repas de la veille. A vrai dire, je te le répète : je suis tout et rien. Surtout rien. C’est ce qui fait ma richesse.
…
Je défile devant le front des hôtels. Ensuite, il y a des maisonnettes Sam’suffit, puis des raffineries de pétrole, des conserveries de poissecailles, des usines mal identifiables. Et encore après, la campagne.
L’une des ogresses a repris du poil de la bestiole.
— Où nous emmenez-vous ? elle demande en roumain (du moins je suppose).
Je lui souris et adresse un geste rassurant.
— Où allons-nous ? reprend-elle, en mauvais anglais cette fois.
Idem, je lui réponds par un sourire qui devrait être ensorceleur mais ne lui fait pas plus d’effet qu’une pipe à une statue de marbre.
La vieille carne se met à palper ses hardes détrempées et finit par en sortir un ya allongé dont elle fait jouer la lame livide. Un rayon de soleil vient faire joujou sur l’acier.
Mémère a son retour d’âge ou quoi ?
Je dégaine l’ustensile que m’a fourni Duck et le braque sur la nergumène. Ça ressemble à un pistolet, ça a la couleur d’un pistolet, mais ça n’est pas du Canada Dry. Je presse la détente. Un léger « tchlouc », presque mutin. Poupette s’écroule. Pour éviter d’autres vilaines réactions, j’assaisonne de même la seconde cheftaine. Voilà qui est net.
— Qu’est-ce que vous faites ? tente de s’enquérir mon himalaya de saindoux aux seins doux.
Je lui gigote ma langue, salingue.
— Gut ! Gut ! je lui promets.
* * *
Ma caltade dure une quinzaine de minutes. Enfin, j’aperçois sur la rive le mât annoncé par Duck, au sommet duquel flotte le drapeau roumain ainsi qu’un pavillon rouge frappé d’une étoile d’or.
Je pique droit dessus et opère un accostage impeccable. Le temps d’attacher mon embarcation à un pieu et j’aide Mamie Natacha à débarquer.
Elle semble ravie par l’aventure. Oh ! elle se gaffe bien que les choses prennent une drôle de tournure, mais elle a confiance en moi et envisage sans angoisse la perspective d’un enlèvement. Elle échangerait volontiers son Kremlin contre le Kremlin-Bicêtre, Babouchka.
A son âge, chiquer les Juliette, c’est encore mieux qu’une platée de côtelettes pojarski, malgré qu’elle aime la bouffe.
Nous nous dirigeons vers un bois de hêtres ou de nepasaîtres, impossible de trancher sans être arboriculteur.
Tout est silencieux, à l’exception des oiseaux.
Nous parcourons une centaine de mètres, hand in the hand , et débouchons à l’orée d’une vaste carrière de sable abandonnée. Au fond de la carrière, stationne un hélicoptère aux couleurs roumaines.
J’aide la vieille à dévaler jusqu’à lui.
Elle est trop essoufflée pour pouvoir poser des questions, mais me suit sans l’ombre d’une résistance.
Personne autour de l’appareil. Par contre, le pilote est à son poste. Une casquette verte est enfoncée jusqu’à ses sourcils et il a des lunettes miroir. Le bas de son visage est mangé, comme disent mes confrères, par une barbe noire et profuse. Il porte une combinaison kaki pleine de poches.
Depuis combien de temps attend-il ici ? M’est avis qu’il a dû se poser dans la carrière avant le jour. Impas-sible, il attend que nous ayons pris place à son bord. Le pilote fait coulisser la porte, s’assure que nos ceintures sont bouclées et lance son moteur. Les grandes pales fauchent l’air, lentement pour démarrer, puis de plus en plus vite. L’hélico piaffe d’impatience. Vibrant, il attend de pouvoir s’élancer vers les nues. Il tremble, il frémit. Le gars n’a pas proféré une syllabe. D’une décontraction absolue. Son coucou paraît plus vivant que lui.
La vibration s’intensifie et, tout à coup, nous sortons du grand trou éblouissant, comme la lave sort d’un volcan. On retrouve la mer, le ciel bleu où ça moutonne blanc, la côte…
Il franchit le bois de nepasaîtres ou de hêtres (toujours ce doute) et redescend près du flot pour piquer sur le large. Je réalise alors qu’il vole au ras de la mer afin d’échapper aux radars disséminés sur le littoral.
La machine tourne rond. Babouchka claque des dents car elle est trempée comme un baba au rhum. Je lui proposerais bien mon blazer, mais il lui couvrirait tout juste un sein.
Vaillante, elle oublie son dénuement physique et coule sa main entre mes jambes, à la recherche du temps perdu.
Tu veux que je te dise ? On doit la saluer chapeau et pantalon bas. Ça c’est de la vraie tringleuse ! Le Poilu de Quatorze de la baise ! Pour son gros cul avide, c’est tous les jours Verdun.
Un point noir, sur la mer Noire.
C’est beau à voir.
Pouême !
Ce point grossit. C’est un cargo poussif, en grand deuil, avec juste un cercle rouge à sa cheminée et le pavillon turc à la poupe.
L’hélico arrive au-dessus de lui, tournique comme l’aigle repérant l’agnelet dont il va se saisir, puis descend mollement, à la verticale du pont arrière.
Des marins fringués à la mord-me-the-knot , de choses dépareillées, fuient les pales de l’engin. C’est instinctif. T’as beau savoir que la moulinette est bien au-dessus de ta tronche, tu marches plié en deux aux abords d’un hélicoptère.
Une très légère secousse. Le pilote m’adresse un signe du pouce pour m’indiquer que nous devons quitter le bord. Je m’empresse. Mémère est dure à extraire, mais je l’aide de mon mieux. Aussitôt, le batteur Rotary saute dans le ciel, décrit une large courbe autour du cargo et s’éloigne dans la direction d’où nous venons. Good luck !
Et me voici au côté de Babouchka, sur ce pont qui pue le goudron, mes fringues claquant au vent du large et les dents de la vieillarde claquant de froid.
Un type travesti en officier, vu qu’il porte un caban bleu marine et une casquette sommée d’une ancre marine, s’avance vers nous. Visage rouge. Il lui manque un œil et il ne s’est pas donné la peine d’obstruer la cavité avec ne serait-ce qu’un escarguinche à la parisienne ou la photo de Le Pen. Sa vilaine cicatrice rose déborde l’orbite pour entailler le front. Je ne sais pas ce qu’il a morflé dans le lampion, le commandant, mais ça lui en a mis plein la vue, espère.
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