J’aimerais lui demander s’il a évoqué devant sa grande fifille le piège Béru ; mais ce serait envoyer le bouchon trop loin, et d’ailleurs je suis convaincu qu’il l’a fait. Comme je suis déjà certain — instinct poulardin oblige — qu’Emeraude est la jolie adolescente au carton à dessins de la rue Saint-Denis.
* * *
Et alors tu sais ce qui est marrant ?
Je vais t’expliquer. L’école Fragonard se trouve en plein quartier Saint-Denis, presque sur les Boulevards, dans la petite rue où il y a un bistrot et un marchand de lunettes, tu vois ce que je veux dire ? Près du tailleur spécialisé dans les habits de cérémonie masculins. Dans la vitrine dudit, t’as un mannequin en jaquette qui ressemble à Balladur, en moins guindé, et qui fait une retape immobile sur un parterre de mouches mortes. Le Noirpiot et moi sommes installés à la minuscule terrasse (deux tables) du Café des Artistes . Jérémie écluse une menthe verte-limonade, moi un demi panaché !
Nous guignons la sortie de l’école. On se parle peu. On fait à peu près pensées communes. A quoi bon gaspiller de la belle salive qui peut faire reluire tant de clitoris en émoi ?
Il va être midi. Des odeurs culinaires du premier degré (oignons, friture) retentissent un peu partout. J’écris retentissent parce qu’elles sentent fort !
Un vieillard mis à l’équerre par l’âge et des cyphoses torsadeuses, traîne sa fin d’existence devant nous. Un casse-noix de buis. Il est pâlot, la joue creuse et herbue, vêtu de hardes luisantes. Un feutre à bord court achève d’apporter une sinistre cocasserie à cet homme en route pour le terminus. Il m’émeut. Les êtres comme lui, je voudrais pouvoir les prendre dans mes bras et leur dire que je les aime, qu’on va tous mourir et qu’il faut pas oublier de lire Jour de France , où la vie est si belle. Et puis on renonce à ces élans, de crainte qu’ils ne soient pas compris. On se passe outre, lâchement, pour mitonner dans les petites convenances aigrelettes qui puent le renfermé et le slip attardé.
L’école se met à dégorger des élèves. Des garçons, en majorité et puis quand même des filles. Ils sont grandets déjà. Tous ont une vingtaine d’années, d’autres même davantage.
Ils font un peu traîne-lattes, je trouve. Le débraillé artiste, qu’ils croient. La plupart allumant des cigarettes avec des gestes liturgiques, en se donnant des airs d’officiants. La manière qu’ils tiennent leur cousue : un poème pour série B ! Ils palabrent avant de s’égailler. Gravement, dans le nuage de leurs fumées rapprochées. Cavillons ! Glandeurs ! Faut que la vie vienne les chercher, par surprise. Ils n’ont pas l’idée d’aller à elle. Ou alors ils ignorent que c’est possible.
Je me tourne vers M. Blanc. Tu le croirais au faîte d’un baobab géant à guetter la charge silencieuse d’une tribu voisine. Ces sacrés Africains ont des attitudes, des gestes, des mimiques qu’ils ne perdront jamais. Le lion a les mêmes, et le puma, et la panthère de Somalie ; tous pareils. Des gestes de qui-vive, de méfiance suraiguë. Le regarder exister constitue un spectacle en soi.
La mousse de mon demi panaché se rétrécit. Quand j’étais chiare, lorsque papa m’emmenait au bistrot, les aprèmes d’été, il commandait toujours un demi pression sans faux col ! Et moi, le mot faux col, s’appliquant à un breuvage, ça m’impressionnait parce que déjà, sans doute, je pressentais tout un délectable déclenchement jubilatoire dû aux mots. Je bois une gorgée. C’est bien le goût de mon enfance. L’amertume discrète de la bière, voilée par la limonade sucrée et citronnée.
Les souvenirs, il faut faire gaffe de pas les perdre. Moi, j’en ai plein les oreilles, plein la bouche… Dans le nez aussi. Et dans le cœur, à ne plus pouvoir les coltiner ; comme le gag du type chargé de paquets dans la rue. Il en paume un, un passant obligeant le lui ramasse. Mais pour s’en saisir, il en fait tomber d’autres !
— La voilà ! fait Jérémie.
Sur le bref perron de l’école Fragonard, une fille blonde, aux longs cheveux, vient de surgir. Entièrement loquée jeans : pantalon, blouson réversible. Elle porte un petit sac à dos de peluche sur une épaule. Ça représente un nounours. Ça se fait plus depuis lurette. Elle persiste à utiliser ce gadget enfantin. Je me dis : « Se peut-il que cette grande gamine ait trempé dans des meurtres ? » Je me la figure, égérie de lavedus faussement féroces, mais qui tuent cependant, pour « s’affirmer » !
Elle sort avec une copine. Une boulotte qui s’habille écossais, la pauvrette ! Les voilà parties, devisant. On les suit.
— Tu es bien certain que c’est la môme qui a collé le message dans le dos du Gros ?
— Tu crois que si j’avais le moindre doute…
— Non, non, le calmé-je vitos, je ne crois rien, grand sorcier de la tribu des Bouffe-tout-cru !
Les deux péteuses arquent plein gaz en direction de la porte Saint-Denis. Elles empruntent une entrée de métro. On continue de les filocher, je reviendrai chercher ma charrette plus tard. Elles jactent comme des pies borgnes.
— Elle est belle, non ? soupire M. Blanc.
Cette adolescente encore gracile, aux seins à peine formés le fascine. Avec sa chevelure blonde, ses grands yeux clairs et son teint pâle, elle doit représenter l’idéal de ce bougre athlétique, noir de la tête aux pieds.
Elles ne nous prêtent aucune attention et nous montons dans la même voiture qu’elles.
Moi, le métro, je déteste. Tout le monde se ressemble. Tu n’y trouves que des mines hagardes, vaincues, fossilisées. Cramponnés aux barres chromées, encore tièdes des précédentes pressions de mains, ils ont vraiment l’air de ce qu’ils sont : des naufragés de la vie. C’est les lumières qui font ça. Les hommes dans des souterrains sont déjà un peu morts.
La môme descend à la station Ranelagh après une bise distraite sur la joue de sa copine. Nous en faisons autant. Il est clair qu’elle rentre chez ses vieux puisque notre sous-dirluche crèche rue du Ranelagh.
— Je peux savoir tes intentions ? murmure Jérémie.
— Elles sont pures, ricané-je : trouve-nous un taxi. Moi, je continue de filocher ta fée Marjolaine jusque chez elle, elle habite au 128.
— Et quand j’aurai le bahut ?
— Viens au 128 !
On se sépare, le Noirpiot se met à trépigner au bord de la chaussée, adressant de grands gestes aux sapins de passage, mais à cette heure de pointe, ils sont tous en petites loupiotes. Ça va pas être de la tarte aux airelles pour affréter un navire.
Emeraude va d’un bon pas, avec toujours son nounours-sac à l’épaule. Elle s’arrête parfois devant une boutique de mode qu’elle doit cependant connaître de fond en comble, mais les gonzesses sont comme ça ! Les chiftirs les captent, fascinent. Et quand elles sont pas comme ça, tu peux les laisser quimper car alors ce sont de chiantes intellos impropres à la consommation.
Bon, on finit par atteindre le 128 et — ô surprise ! — un taxoche est là, avec M. Blanc à l’intérieur. Tout à mes réflexions de salubrité publique, je ne l’avais pas vu me doubler. Probable aussi que le Négus a agi dans le velouté.
Je suis l’homme des décisions-flash. Pile qu’Emeraude rentre dans son immeuble, je l’interpelle :
— Mademoiselle Dumanche-Ackouihl, s’il vous plaît !
Elle se retourne, surprise, prête à m’envoyer rebondir sur les roses. Seul, son regard m’interroge. Elle ne moufte pas.
Je lui montre ma brème poulardière.
— Commissaire San-Antonio !
Là, elle réagit :
— Oh ! c’est vous ?
— En plein ! Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
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