Un son régulier me parvient. Celui d’un marteau à la tête enveloppée de chiffons contre du fer. Pourquoi suis-je illico au courant de ce détail des chiftirs ? Qu’est-ce qui m’en a averti, Bézuque ? Mon subconscient qui entendait frapper depuis un moment et a analysé le bruit ? Probable.
Je fais du repérage. Ça provient de la partie récente du cimetière ; on l’a agrandi depuis pas longtemps et des dalles neuves partent à l’assaut du terrain vague annexé. Me reste plus qu’à, hein ?
J’ôte mes mocassins, les glisse dans chacune de mes poches de bénouze et pars en reconnaissance, courbé bas, à l’abri des croix. Me dirige au son : pas dif. Les violeurs de sépultures (car c’en sont, comme disait Dalila) ont beau amortir leur manœuvre, les coups n’en sont pas moins violents.
Toujours courbé en deux et me déplaçant dissimulé par des sépulcres, je parviens dans la zone où ils s’activent. Il y a un buisson de buis (idéal pour l’eau bénite) au pied duquel je m’acagnarde et dans l’ombre duquel je me fonds.
A travers les croix, je vois s’agiter trois hommes. Deux sont agenouillés et « travaillent », un troisième est assis sur la tombe la plus proche de celle qu’on force et il fume. Aucun d’eux ne parle. T’as seulement les coups de marteaux feutrés sur la tête des ciseaux à froid.
Les oiseaux nocturnes, déjà accoutumés à ces chocs sourds, ont repris leurs habitudes. Parfois, la mince pluie a une poussée et crépite, mais elle cesse presque tout de suite. Autour de moi, ça renifle les végétaux pourrissants. Des gens ont apporté des fleurs à « leurs » morts, puis se sont grouillés de retourner vivre, les laissant se corrompre dans des pots putrides.
J’attends sans impatience, bien que je sois curieux de ce qui va suivre. Je me dis que desceller la dalle va prendre du temps. Et après ? Que comptent faire ces messieurs. Emporter le mort ? Mais comment ? Ont-ils un véhicule ad hoc près de là ?
A cause de la petite lance fine qui tombe par giclettes prostatiques, je finis par être transpercé, à force. Sûr que je vais morfler une crève carabinée. Le bouquet (si je puis dire dans un cimetière) serait que je me mette à éternuer.
Les chocs réguliers se poursuivent. Ils sont synchrones, les fossoyeurs, et ont adopté un rythme régulier qui les fait cogner ensemble.
Au bout d’un lapsus de temps [10] Béru dixit.
improbable (ça m’est duraille à préciser car je lutte contre le refroidissement, le sommeil et la fatigue, ce qui fait beaucoup pour un homme normalement constitué), l’un des deux marteleurs cesse de taper et dit quelque chose dans une langue qui, pour être probablement vivante, ne m’en est pas moins inconnue. Je suppose qu’il s’informe auprès du deuxième descelleur de l’avancement de son propre turbin. Icelui répond par un grognement sans s’arrêter. Je continue de poire ôtée en enfouissant mon pique-brise dans un mouchoir pour tenter de réprimer l’éternuement qui me chicane.
Ça y est ! Le second a terminé idem.
Le mec qui fumait, assis sur la tombe voisine, se dresse. Un bref instant je distingue une chevelure claire. Il virgule sa cigarette en cours de combustion. Elle valdingue sur la pierre tombale d’Annette Lenfouré, 1951–1992, décédée des suites (et surtout de la fin) d’une longue maladie, non sans avoir été préalablement pourvue des sacrements de l’Eglise.
Je remarque qu’il s’est muni d’un sac de golf duquel il extrait des pieds de biche. Cette fois, ils sont trois à attaquer la dalle fermant le caveau. Manquant de professionnalisme en la matière, il leur faut déployer beaucoup d’efforts pour parviendre à la retirer. Mais la volonté est le plus puissant de leurs leviers, et cette sinistre besogne, comme on dirait puis à Bourgoin-Jallieu, à Ruy, à Moza et sur les berges de l’étang de Rosière, finit par aboutir. La porte est retirée. Pourquoi ai-je alors l’impression qu’une affreuse odeur de décomposition se faufile par mes trous de nez ? Estelle réelle ? S’agit-il d’un effet de ma prodigieuse imagination toujours prête à délirer ?
Deux des gars se coulent à l’intérieur du sépulcre. Je leur souhaite bonne bourre !
Détail amusant, malgré la sinistrance de l’instant : un fossoyeur éternue à quatre ou cinq reprises. Veinard ! Je lui souhaite bien du plaisir.
Ça cogne et racle sinistrement. Le mec resté à l’extérieur hale une corde glissée dans la tombe.
Ils s’évertuent, geignent d’efforts à s’en faire craquer le pot d’échappement. La bière apparaît. Dans la fosse on pousse ; à l’extérieur, on tire. Ces mouvements conjugués permettent de la dégager du trou.
Réapparition à l’air libre des deux fossoyeurs.
Ils ne perdent pas de temps. Chacun des trois hommes se munit d’un tournevis et, en un tournemain, ils ont raison du couvercle.
Putain, l’odeur !
Oh ! dis donc : on est peu de chose. Quand je pense que je rouscaille lorsque Béru balance une louise ! Mais ses pets, c’est la vie, la salubrité des matins calmes.
Le zig qui était demeuré hors de la sépulture a tout prévu. Il place un masque de gaze arrosée de désinfectant sur son visage, puis enfile des gants de caoutchouc. Fort de cette protection, ce monsieur délicat entreprend d’explorer les fringues du cadavre. Ses compagnons (les manars du commando) attendent en tenant braqués sur le cercueil ouvert les faisceaux de deux loupiotes à halogène. De ma planque, je ne peux visionner le cadavre, non plus que la frite du mec qui le fouille, car c’est bel et bien d’une exploration minutieuse des vêtements moisis qu’il s’agit.
Bibi ronge tu sais quoi ? Oui, son frein ! Pas le frein à main, l’autre. N’éternue pas, bonhomme, ne tousse pas, ne bronche pas, et s’il t’arrive d’être en érection, bande en silence, mon chéri. Ta vie ne tient qu’à un fil… de la Vierge.
Cette période me paraît plus longue que tout ce qui a précédé. Un méticuleux, le gars. Un acharné ! Travail de termite. Il s’interrompt parfois pour fuir un moment le cercueil, se désankyloser, respirer un peu l’air salubre. Puis il revient à la tâche, avec l’obstination d’un insecte.
Le plus surprenant, dans ce trio, c’est qu’aucun ne parle. Il y a des sons mais pas de paroles, pas de questions.
Selon les bruits que je capte, le détrousseur doit agir très lentement, avec une minutie d’horloger. Ses gants de caoutchouc glissent sur des étoffes gorgées d’humidité et de moisissure. Les faisceaux étroits et intenses des loupiotes suivent ses faits et moindres gestes. Ma parole, on va passer la nuit sur ce documentaire !
Mais Dieu est généreux, qui couronne de succès nos entreprises lorsque nous les conduisons avec persévérance.
Brusquement, Exploreur 1 se fige. L’une des lampes enrobe ses mains d’une lumière crue. Il tient une sorte de petite pochette de daim et dégante sa main droite afin de pouvoir l’ouvrir. Je distingue des carrés de papier, de bristol plus exactement. L’homme les examine l’un après l’autre car il semble y en avoir plusieurs.
L’un de ses sbires lui pose une question à laquelle il ne répond pas. Alors, le questionneur, furieux, lui arrache la pochette des mains pour regarder à son tour le contenu. Le montre ensuite à son acolyte. Les deux fossoyeurs échangent quelques mots gutturaux. Le troisième, agacé, reprend ce qu’il a découvert d’un geste sec et le glisse dans sa poche. Il y a un bref instant de forte tension entre les trois mecs.
Puis le climat s’assainit. Les deux croquemorts d’occasion retournent à l’intérieur du caveau. Celui qui commande l’opération les aide à renfoumer la bière. Le cercueil en pourrissement disparaît. Je perçois des raclements souterrains, quelques interjections. Au bout d’un moment, les choses souterraines se normalisent. Une main sort du sépulcre. Ça ferait une chouette affiche pour un film d’épouvante, style « La Nuit des Morts-Vivants ».
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