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Frédéric Dard: Si maman me voyait !

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Frédéric Dard Si maman me voyait !

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Je te jure que si maman me voyait, elle serait dans ses petits souliers, la chérie. Et si elle voyait sa maison, elle voudrait déménager d'urgence. Pourtant elle l'aime, sa maison, maman. Heureusement, maman n'est pas là. Au fait, où est-elle ? Hein ? Qu'est-ce que vous avez fait de maman ?

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San-Antonio

Si maman me voyait !

A Gérard Barray, Seigneur de

Marbella, qui fut San-Antonio à

l’écran et qui restera toujours

mon ami.

San-A.

CHAPITRE PREMIER

— Son Excellence va vous recevoir dans un instant, m’avertit le secrétaire.

Il me laissa le cul entre douze fauteuils d’époque Catherine II. J’en choisis un au hasard et m’y insérai à reculons. J’eus l’impression de m’atteler à un carrosse. Le salon comportait quatre fenêtres d’environ cinq mètres de haut, à travers lesquelles on pouvait admirer un grand mur blanc où jouait l’ombre d’un petit nuage folâtre bien qu’il fût de l’Est. Le parquet dûment fourbi brillait comme la calvitie du cher président Edgar Faure. Deux immenses tableaux représentant des batailles s’opposaient à chaque extrémité du salon. Sur l’un, on voyait Pierre I erAlekseïevitch le Grand en train de foutre l’avoine aux troupes de Charles XII à Poltava (en 1709) ; l’autre montrait Napoléon I er, la queue et ses grognards entre les jambes à la Moskova.

Aucun bruit ne sourdait de l’extérieur. L’endroit était pompeux, magistral et ennuyeux comme tous ces lieux d’apparat où l’on ne fait que passer.

Je pris une attitude stricte qui devait faire chiément bien sur les écrans de vidéo où ma personne s’inscrivait. D’un air gourmé, je promenai mon œil de vrai faucon alentour, à la recherche des micros et objectifs braqués vraisemblablement sur ma personne. Nonobstant un strabisme accentué de Pierre le Grand, que l’Histoire a omis de mentionner, je ne découvris rien d’anormal dans la pièce. Les techniciens chargés de « l’équiper » en connaissaient long comme un voyage de noces avec Alice Sapritch, par le transsibérien, sur leur boulot.

J’attendis un quart d’heure sans m’ennuyer le moindre. Je possède la faculté d’être une compagnie suffisante pour moi, en tous lieux et en toutes circonstances, ce qui est bien pratique dans ma profession où l’on bouffe plus de lapins que d’ortolans. L’expérience m’a enseigné que la personne avec laquelle je m’emmerde le moins, outre Félicie, c’est moi. Ne vois, amie lectrice, aucune vantardise dans cette déclaration. Pour te rassurer, je m’empresse d’ajouter que je suis également l’individu que j’exècre le plus sur cette planète, excepté quelques milliards d’autres dont je ne dresserai pas la liste ici de peur qu’elle ne soit pas exhaustive. Je prise ma compagnie parce que lorsque je suis seul je ferme ma gueule et que ça, crois-moi, ça n’a pas de prix. Mon silence me ragaillardit.

Donc, au bout d’une quinzaine de minutes russes, le secrétaire qui m’avait pris en charge revint. C’était un beau jeune homme blond, aux cheveux coupés assez court. Il avait cet air sérieux, à la limite de l’ennui, d’un ordonnateur de pompes funèbres moscovites chargé des funérailles d’un haut dignitaire, lorsque les poignées du cercueil viennent de céder et qu’elles restent dans la main des porteurs.

— Son Excellence vous attend ! me déclara-t-il.

Je pris mon fourrage à deux foins et me lançai dans la traversée du salon. Après une marche forcée de chasseur alpin, j’atteignis la double porte livrant accès au cabinet de travail du camarade Anton Gériatrov.

Le secrétaire pressa un bouton. Je perçus, à travers l’huis, la vibration d’un timbre sonore, sec comme un coït sur un sac de biscuits.

La porte à moulures, dorures, motifs, gaufrettes en tout genre s’ouvrit d’elle-même. Le secrétaire m’ayant fait signe d’entrer, j’entrai.

Le bureau de Son Excellence le camarade Gériatrov était de dimensions relativement modestes. On eût dit un stand du salon de l’Equipement de burlingue, car tout y était ultramoderne, métallisé, chromé. Des appareils à l’usage mal défini l’encombraient : sur consoles, sur roulettes, suspendus. En comparaison de cette pièce, la salle opérationnelle de la NASA ressemble à une cellule de chartreux. Un grand portrait de Lénine et le drapeau soviétique l’humanisaient et y apportaient la joie de vivre, sinon, cet antre sophistiqué flanquait les jetons et tu te mettais à glaglater comme le grand-père de la mère Denis quand on le passe au scanner.

Derrière une vaste table en verre fumé surchargée d’ustensiles bizarres, un vieillard engoncé dans un pardessus à col de fourrure, emmitouflé dans un cache-nez (qui le lui cachait vraiment), un chapeau mou enfoncé jusqu’aux oreilles qu’il rabattait comme les ailes d’un oiseau perché, et affublé d’épaisses lunettes à monture d’or, me regardait venir à lui sans bouger. Il ressemblait simultanément à un hibou, à un tapir, à Harry Baur dans Crime et Bâtiment , et surtout à ce fabuleux portrait de Giuseppe Arcimboldo intitulé l’Hiver . Je marchai vers lui en pensant que, pour la première fois de ma vie, j’allais adresser la parole à une souche.

Je m’y risquai pourtant.

Après une inclination du buste, je dis « Mes respects, Excellence », en français, car je parle trop mal le russe, ne sachant de ce patois que les mots nitchevo, tovaritch, vodka, blinis, da et Potemkine (mais les noms propres ne comptent pas).

A ma grande stuprise (ou à ma grand surpeur) le camarade vieillard murmura :

— Ravi de vous connaître, commissaire San-Antonio. Vous me pardonnerez de ne pas me lever pour vous accueillir, mais du côté de la forme, c’est pas le pied en ce moment.

J’en fus, tu sais quoi ? Babouchké !

— Vous parlez étonnamment le français, Excellence, ne pus-je me retenir de bavocher. Vous vous payez même le luxe d’avoir l’accent parisien, et le vrai : celui du dix-huitième !

Gériatrov fit la moue.

— Hélas, personnellement j’ignore votre belle langue qui fut celle de la Liberté, dit-il, c’est mon convertisseur magnétique spontané qui opère tout le travail.

D’un geste misérable et lent, il ôta ses lunettes et me montra l’extrémité des branches qui s’élargissaient en deux espèces de minuscules micros.

Il me dit alors quelque chose, mais privé de son convertisseur spontané, ce fut du russe qui lui sortit. Je le lui laissai pour compte. Il remit ses lunettes magiques, la converse reprit aussitôt.

— Vous me permettrez de garder mon chapeau, fit l’Excellence : on m’a fait une transfusion hier, plus un lavage d’estomac ; en outre on a changé ma sonde et ma pile cardiaque si bien que je me sens un peu frileux, ce matin.

Il actionna je ne sais quoi, que, toujours fut-il (et moi, toujours futile !) un appareil sortit de va savoir où, présentant un flacon de vodka et deux verres. Ce même appareil emplit les verres qu’il nous présenta alternativement. Je pris le mien, portis un toast à mon hôte et goûtis. Je fus surpris de trouver sous une forme liquide un brasier aussi intense. Mes lèvres se racornirent vite fait comme sous le trait d’une lampe à souder et ma respiration me parut passer par l’intermédiaire d’une ampoule de cyanure. Le camarade Gériatrov, lui, fit un cul sec de grand style qui lui aurait valu la note maximale aux Jeux Olympiques de lance-flammes.

— C’est de la spéciale, me dit-il.

— J’en suis convaincu, Excellence.

Il ajouta, d’un ton mutin :

— Le regretté camarade Brejnev n’y a goûté qu’une seule fois.

— Le jour de sa mort ? suggéré-je.

Mon vis-à-vis perçut-il le sarcasme ? Il n’en laissa rien paraître.

— Buvez, me dit-il, et nous parlerons.

J’opérai alors un tour de prestidigitation assez réussi pour un amateur. Je parvins à mimer le cul sec et à balancer le breuvage dans ma manche. Une atroce brûlure enlaça mon bras ; mais quoi : on peut vivre sans son bras droit, pas vrai ? moins confortablement sans son tube digestif, son estomac, ses reins, sa vessie et sa zifolette farceuse.

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