« Comme tu l’as voulu, je suis allé au domicile du premier, chemin Kaskouye, à Meudon. J’ai été reçu par sa sœur et son beauf chez lesquels il crèche. Tous deux sont dans l’enseignement libre. Ange Zirgon est un homme extrêmement rangé, qui ne pense qu’à son travail. Côté cul, c’est pas un enragé. Il a une amie d’enfance qu’il rencontre parfois, mais sa frangine ne pense pas que leurs relations aillent au-delà de la tendresse, ce qui reviendrait à dire que ce mec doit avoir, si on en croit son mode d’existence, le calbute en cale sèche. »
— Tout le monde ne peut pas posséder notre tempérament de feu, ricané-je-t-il.
— Exact, p’pa. C’est pourquoi nous devons en user, voire en abuser, histoire d’établir une moyenne qui fasse honneur à la gent masculine !
— Maintenant, fais-je, avec cette maliciosité qui emporte l’adhésion de mes contemporains, à l’exception de quelques-uns et z’unes tels que M. Robin-des-Bois-Grillet ou M mela comtesse de Parici-Lasortie, maintenant, j’ai une grosse surprise pour vous deux dans le studio voisin ; notre bonne hôtesse va vous y conduire. Au cas où elle s’évanouirait, baissez ses jupes car elle ne porte pas de culotte, ce qui est la marque d’une nature accueillante.
C’est la future « Madame » du bordel qui se risque avec moi dans la chambre où furent trucidés le faux prince et sa copine équilibriste : Sandra l’altière, pour l’appeler par son nom. C’est vrai qu’elle possède un must que les deux autres n’ont pas. On la devine marquée du Signe, comme disait Saint-Saëns. L’autorité lui conférera l’aura et, partant, la classe sans laquelle, de nos jours, la nouvelle prostitution ne saurait s’épanouir.
Finie la pute des bas quartiers ; le pain-de-fesses se conquiert avec grâce, tact et civilité. La radasse est morte ; des femmes élégantes, belles et cultivées prennent sa place. « Vous serait-il agréable que je vous suçasse, cher monsieur ? » ; « Puis-je vous signaler l’insuffisance de votre mise de fonds pour vous acquitter d’une fellation d’aussi longue durée ? » voire : « Il n’est pas interdit de penser que les pratiques anales que vous souhaitez entraînent automatiquement une allocation supplémentaire. » Ou encore : « Mes aimables collaboratrices sont toutes disposées à vous consentir la miction dont vous désirez vous abreuver. Toutefois, comme la cérémonie entraîne des dégâts du point de vue literie, elle ne saurait s’effectuer sans une augmentation du devis initial. » Commak, elles commencent à exprimer les nouvelles prostiputes.
Un jour, tapiner deviendra une promo dans l’échelle sociale. Nous irons présenter nos jeunes filles à des super-maquerelles distinguées en les suppliant de les prendre à l’essai et de les former.
Le monde évolue, monsieur.
Et tu n’y peux rien !
— Je dérange ? s’inquiète-t-elle.
— Du tout.
— Madame paraît bouleversée… Se serait-il passé de nouveaux événements dramatiques ?
— Non, non, je la rassure ; on gère toujours les mêmes.
Elle me regarde, hésite, puis referme la porte. Nous voici les deux dans la chambre des meurtres. En humant fort, je crois (mais c’est une idée comme ça), retrouver l’odeur de la denrée toxique.
Pas de quoi chier une pendule, comme le dit volontiers Antoine II, mon presque enfant, mon plus que fils.
Elle a une manière tranquillement salingue de te regarder, qui te fait émerger la goutte de rosée au bout du nœud.
Le corps masculin (et le féminin idem) est un violon pour elle. Elle connaît les sonorités en puissance dans chacune de ses cordes, suivant l’endroit où tu la pinces.
Il y a également un je-ne-sais-quoi de goguenard en elle, comme chez tous les gens pas cons qui vivent parmi des cons.
Elle dit d’un ton badin, en examinant la pièce :
— C’est curieux, je devrais être impressionnée par cette chambre où des gens sont morts tragiquement, mais elle conserve pour moi son aspect quotidien.
Je la regarde avec un demi-sourire, mi-attentif, mi-complaisant. Elle est aguichante, certes, mais le côté professiormel me retient. Nous autres, mecs, au plan' sexuel, nous présentons deux aspects. D’abord le genre bas-pineur qui nous ferait enfiler une chèvre déguisée en Blanche-Neige quand la sève nous monte, ensuite l’aspect sentimental qui, parfois et fort heureusement, nous permet de dominer nos instincts gorets pour faire passer nos queues derrière nos âmes.
— Tu connais bien le prince Karim Kanular ? attaqué-je.
— Autant qu’on puisse connaître un homme dont on s’applique à assouvir les caprices.
Je murmure :
— Ça ne t’embête pas que je te tutoie ?
— Les putes sont aussi faites pour ça.
— Dans le cas présent, c’était un élan de sympathie et tu peux en faire autant.
— Merci. Mais rassurez-vous : je ne vous appellerai pas « Chouchou » comme se croient obligées de le faire la plupart de mes consœurs.
On se sourit de connivence. Tout à coup, voilà que je vis un instant de vraie détente dans cette piaule où furent perpétrés des meurtres.
— Tu l’avais beaucoup pratiqué, le glorieux diplomate ?
— Il finissait par devenir un habitué.
— Maniaque ?
Elle fait la moue, pas la guerre (comme j’ajoute-t-il régulièrement).
— Je ne dirais pas ça. C’était un jouisseur intelligent qui préservait, en toutes circonstances, un certain sens de l’humour. Les hommes d’esprit ne s’abandonnent jamais complètement à leurs bas instincts.
J’acquiesce. Elle parle d’or. Je me dis « quel dommage que cette femme se soit lancée dans le pain-de-cul ». Elle aurait pu devenir quelqu’un de brillant, dans le barreau ou les affaires, peut-être la médecine ?
— Tu t’appelles vraiment Sandra ?
— Non, c’est mon pseudonyme professionnel, pouffe-t-elle. Ça change quelque chose pour vous ?
— Absolument pas. Je vais te poser une question, ma gentille amie. Une question bizarre, mais capitale. Je te demanderai de bien réfléchir avant d’y répondre.
— Je suis prête.
J’avance ma main vers ses jambes croisées qu’un romancier au rabais assurerait « gainées de nylon ». Tu peux vérifier : même des types qui passent pour des écrivains ont des jambes « gainées de nylon » dans leurs books. Moi, il y a une vingtaine d’expressions de ce tonneau qui me permettent de les classer inutiles. Quand, ouvrant un bouquin, je tombe sur une « jambe gainée de nylon », je le referme aussi sec et le glorieux s’enfonce à tout jamais dans la fosse à glandus. Je suis maniaque, ça aide à exister.
Je t’en reviens à ma main sur son beau genou bien rond. Je trique, donc je suis.
Elle comprend à quoi correspond ce geste. Ce n’est pas celui d’un paillard en visite dans un atelier à baise, mais bel et bien une hardiesse de collégien que je n’ai pu réprimer.
— Alors ? me demande-t-elle, attendant la suite.
— Une question abracadabrante, Sandra ; je ne la poserais à aucune des autres femmes qui sont ici car elles ne la comprendraient pas.
— Excitant.
— Est-il arrivé qu’au cours d’une de ses visites, le prince Karim t’ait semblé quelque peu différent de ce qu’il était généralement ?
Elle a le bon goût de ne pas répondre à mon interrogation par d’autres. Elle l’enregistre et se met à y réfléchir posément, devinant qu’elle est importante pour moi.
J’attends, tout en caressant cet exquis genou bien rond sous le nylon qui le gaine (!).
A la fin, elle me mate dans les châsses.
— Effectivement, parfois, quelque chose en lui me troublait.
Читать дальше