Bizarrement, c’est à cet instant que je prends conscience du décor. Il est de style empire, le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier. Des tape-culs d’allure pseudo-romaine sur lesquels nous sommes assis, jusqu’au service à café frappé de l’impériale majuscule N, en glissant sur le divan Récamier qui scintille doucement près de la bibliothèque d’acajou, tout baigne dans la végétale lumière d’un tissu mural épinard constellé de petites abeilles d’or. En cherchant mieux, je dégoterais certainement le mini-buste du mini-Corse, une réplique de son mini-galure, et le Mémorial de Las Cases dans la bibliothèque. Bien que cela n’ait aucun rapport avec la question qu’il vient de me poser, je me demande s’il a payé cette décoration de sa poche, le commissaire divisionnaire, ou s’il a obtenu de l’administration un crédit spécial pour habiller son local aux couleurs de sa passion. Dans les deux cas, une seule conclusion s’impose : ce type ne rentre pas chez lui tous les soirs. Il se sent bien, ici. Or, qui aime le cadre aime le turf. Il bosse vingt-cinq heures sur vingt-quatre, ce flic-là. On ne peut pas finasser longtemps avec la réincarnation de Fouché. D’où ma décision de ne pas lui mentir.
— Je suis Bouc Emissaire, monsieur le commissaire.
Le commissaire divisionnaire Coudrier me renvoie un regard absolument vide.
Je lui explique alors que la fonction dite de Contrôle technique est absolument fictive. Je ne contrôle rien du tout, car rien n’est contrôlable dans la profusion des marchands du temple. A moins de multiplier par dix les effectifs des contrôleurs. Or donc, lorsqu’un client se pointe avec une plainte, je suis appelé au bureau des Réclamations où je reçois une engueulade absolument terrifiante. Mon boulot consiste à subir cette tornade d’humiliations, avec un air si contrit, si paumé, si profondément désespéré, qu’en règle générale le client retire sa plainte pour ne pas avoir mon suicide sur la conscience, et que tout se termine à l’amiable, avec le minimum de casse pour le Magasin. Voilà. Je suis payé pour ça. Assez bien, d’ailleurs.
— Bouc Emissaire…
Le commissaire divisionnaire Coudrier me regarde, l’air toujours aussi absent.
Alors, je demande :
— Vous n’avez pas ça, dans la police ?
Il m’examine encore un moment, et finit par dire :
— Je vous remercie, monsieur Malaussène. Ce sera tout pour cette fois.
Lorsque je me retrouve dehors, j’ai l’impression de marcher pieds nus sur un tapis d’aiguilles. Mes paupières sautent, mes mains tremblent, je claque des dents. Mais qu’est-ce qu’elle peut bien foutre dans son café, Yemanja ? J’ai juste le temps de passer chez moi et de m’envoyer trois valium (trois valia ?) avant d’aller à l’assemblée de l’intersyndicale, prévue pour dix-huit heures trente dans la salle de la cantine. Le valium enrobe mon corps de nuages sans rien changer à l’état de mes nerfs. Vu de l’extérieur je plane, dedans je grille, comme un bobinage électrique qui n’en finit pas de cramer.
Théo me regarde, incrédule :
— T’es en manque ?
— Plutôt une overdose.
L’assemblée bat son plein. Pour une fois, tous les employés sont là. Syndiqués ou non, C.G.T. ou « Maison », ils ont tous rappliqué, les chers « collaborateurs » (« trices ») de Sainclair. Lecyfre, le distributeur automatique de la parole C.G.T., est complètement dépassé. Lehmann, l’élu programmé « Maison » ne peut guère mieux. On tire sur tous leurs petits tiroirs à la fois. Ils ont beau gueuler des « je vous en prie, camarades ! », « un peu d’ordre, mes amis ! », en levant les bras pour apaiser la tempête, rien à faire. La panique est la plus forte. Chacun hurle sa trouille, sa rage, ou tout simplement son opinion. L’acoustique couteau-timbale-pyrex-béton de l’immense cantine n’arrange pas les choses. Un bordel tel qu’on ne peut même pas entendre son voisin le plus proche. « Et si elle le faisait vraiment sauter ? » Va savoir pourquoi, cette pensée me saisit de façon totalement inattendue. Et si Louna se faisait avorter ? L’espace d’un éclair, je vois un amour foutu, qui est toute une vie, puis, dans le cas contraire, le même amour fichu, dévoré au sein de Louna par le petit concurrent mamellophage.
— Tu as peut-être une opinion là-dessus, Malaussène ?
La question de Lecyfre, lancée sans sommation, me cueille en plein vol.
— Le mécontentement de la clientèle, ça te connaît, non ?
Il n’a gueulé cette question que pour obtenir le silence en concentrant sur moi l’attention générale.
Réussi. Quantité de têtes se sont déjà retournées.
Suffisamment nombreuses pour que je me sente vraiment seul. Si je pense qu’un client mécontent de mes services peut nous coller des bombes sous les fesses ? C’est bien ça, la question ?
— Un Contrôle Technique, ça doit avoir une opinion là-dessus, surtout quand il fait si bien son boulot !
Rien à répondre, bien sûr. Donc, je ne réponds rien. Je lève juste un poing fatigué à l’adresse de Lecyfre, d’où je laisse jaillir un médius, préalablement humecté. Lehmann se marre grassement, suivi par quelques autres. Le sourire de Lecyfre dit clairement qu’il me revaudra ça. En attendant, il a obtenu le calme souhaité. Les regards me lâchent, certains plus lentement que d’autres. Quelqu’un déclare que non, des bombes, ça ne peut pas venir de la petite clientèle. Le débat s’organise sur d’autres bases. C’est le Magasin qui est visé, il n’y a pas de doute. Lecyfre et les siens estiment que le problème ne peut venir que de la Direction. Lehmann a beau faire non non de la tête, la thèse fait des petits. Plusieurs vendeuses réclament une enquête économique. Il doit y avoir là-haut une magouille trop juteuse qui entraîne la répression. Ces bombes sont les œufs piégés d’un pigeon qui se venge. A moins — position Lehmann — qu’il ne s’agisse de l’amorce d’un racket. Racket ? Qué, racket ? L’attentat (les attentats !) ont-ils été revendiqués par une organisation quelconque ? Non, pas que l’on sache. La Direction a-t-elle reçu des propositions de protection ? Non ? Alors ? Connerie, la thèse du racket. Un solitaire. Qui cherche à obtenir la fermeture du Magasin. Voilà ce que c’est !
Oui, nous y voilà. C’est le véritable ordre du jour de cette réunion. Quelle attitude doit adopter le personnel du Magasin si la Direction décide de fermer boutique ? Protestations de toutes parts, hurlements, unanimité. Pas question de fermer. Si le Magasin ferme, on l’occupe. Les employés n’ont pas à payer les conneries de la Direction. Oui, mais la sécurité ? Silence. Toutes les mains retombent d’un coup.
— Tu vas voir qu’ils vont demander une prime de risque.
C’est Théo qui s’amuse.
— On vendra les petites culottes en se planquant derrière des sacs de sable. La guerre chou. Lehmann pourra enfin remettre sa tenue camouflée et on distribuera des gilets pare-balles à la clientèle.
Théo continue de broder sur ce thème, mais je ne l’écoute plus. J’écoute autre chose : là, au centre géométrique de mon cerveau, un petit sifflet à ultrasons. Ça stridule. C’est un son qui tourne sur lui-même comme un feu de bengale mexicain. Puis cela diffuse une sorte de douleur en direction de mes deux oreilles. Et cela se tend, et cela devient brûlant, et je me retrouve bientôt suspendu dans l’espace par un fil d’acier chauffé à blanc qui me traverse le crâne. La douleur me fait ouvrir une bouche immense d’où il ne sort aucun son. Puis s’atténue. Et disparaît. Théo qui me regardait comme si j’étais en train de mourir se rassure. Il dit quelque chose que je n’entends pas. Je suis sourd. Je réponds tout de même :
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