Mais non, c’est l’ordonnateur de cette jolie fête qui fait son entrée à son tour.
— Théo !
Il porte un costume vert prairie dont la poche pectorale est ornée d’un cœur de laitue au plus blanc duquel il a épinglé une feuille de rose. Il y a, dans l’album du Petit, une photo de Théo avec ce costard sur le dos, et la légende dit : « Ça, c’est Théo quand il donne à manger au Bois . »
Et il me regarde en se poilant.
— Eh ! oui, c’est moi ! Vers qui se retourne ta petite famille quand elle apprend que le grand frère a sauté en l’air ? vers mézigue ! Manque de pot, ce soir je n’étais pas chez moi, ils sont venus me chercher au Bois.
— Au Bois ?
— De Boulogne. C’est le soir où je porte à bouffer à mes copines brésiliennes pour les consoler de geler sur pied en tenue de combat. Quand l’hosto m’a appris que tu étais entier, j’ai décidé de te les amener pour fêter ça. Elles sont affectueuses, non ?
(Au Bois de Boulogne… mes tout-petits… un jour, je serai déchu de mes droits de fraternité.)
La suite se déroule en bas, chez les enfants, où nous improvisons un festin brésilien. Jérémy a dégoté chez un copain de l’immeuble un disque de Ney Matogiosso, le plus fondu des chanteurs pluri-sexués du continent sud-américain. La musique gueule, Tante Julia danse avec ses rêves incarnés. Je bois café brasileiro sur café brasileiro, couvé par les tendres regards de Théo et de Clara. Jérémy suit le rythme de la musique en cognant sur tout ce qui peut résonner dans un appartement. Le Petit dort comme tous les enfants de son âge au milieu de tous les bombardements, Louna, bien entendu, sourit, et Thérèse, assise sur l’arête de son lit, tient dans sa main la longue main brune et forte d’un gigantesque travesti bahianais, sombre et lumineux comme le café qui tapisse mes intérieurs. Seules, leurs paumes sont éclairées par une toute petite lampe de chevet. Je ne sais pas ce que l’autre comprend des prédictions de ma sœur, mais ses yeux extatiques lancent les mêmes reflets que le lamé de sa mini-jupe. Puis, tout à coup, il bondit en arrière. Il pointe sur Thérèse un doigt tremblant et se met à hurler :
— Essa moça chorava na barriga da mâe.
Du coup, tout s’arrête, musique, danse et café sur ma falaise.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
Théo traduit :
— Il dit que Thérèse pleurait déjà dans le ventre de sa mère.
Retour seize ans en arrière et froid glacial dans mon âme. (J’entends, très nette, la voix de maman qui me dit : « L’enfant pleure. » « L’enfant pleure ? » « Dans mon ventre, Benjamin, je l’entends pleurer dans mon ventre ! »)
Le plus calmement possible, je demande :
— Et alors ?
Le travesti qui dansait avec tante Julia, celui-là même qui me comparait tout à l’heure en rigolant à l’enfant Jésus, explique, d’une voix très calme, et dépourvue de la plus petite pointe d’accent :
— Chez nous, monsieur, cela veut dire qu’elle a le don de seconde vue.
Puis, farfouillant dans son réticule de strass, il en sort une petite statuette de verre bleuté, remplie d’eau. Il s’agenouille devant Thérèse et la lui tend en murmurant :
— Para você, mâe ; um presente sagrado.
— C’est une statuette de Yemanja, explique Théo, leur divinité de la mer. Il paraît qu’elle les sort sans problème de tous les pétrins.
Le diablotin positiviste se réveille en moi et me murmure à l’oreille :
— C’est pour ça qu’ils finissent au Bois.
Thérèse prend la statuette sans un mot de remerciement et va la déposer sur la petite étagère où elle remise toutes les divinités de sa collection.
Combien de temps êtes-vous resté au niveau du rayon pull-over ?
— Dix minutes environ.
— Qu’y faisiez-vous ?
— J’aidais une amie à choisir un shetland.
— Une amie de longue date ?
(Sacré Cazeneuve, je savais bien qu’il n’avait rien !)
— Son identité et son adresse, je vous prie.
Ce n’est pas l’inspecteur Caregga, c’est le commissaire divisionnaire Coudrier. Dans les locaux de la P.J.
Le commissaire Coudrier ressemble à son nom. C’est un chercheur né, sans passion. Il cherche des truands, des assassins, aujourd’hui un poseur de bombes, mais il aurait aussi bien pu partir en quête de la scission de l’atome ou de la potion anti-cancer. Ce sont les hasards de ses études supérieures qui l’ont placé devant moi plutôt que derrière un microscope. Il est décoré de la Légion d’Honneur, vêtu d’un costume vert bouteille sous lequel il ne porte pas de holster, et, devant mes hésitations, il m’explique posément que, en tant que témoin oculaire principal, mon témoignage est absolument essentiel.
— Alors, cette amie au shetland ?
Je lui réponds que c’est plutôt une connaissance qu’une amie, que je l’appelle « Tante Julia » et qu’elle travaille au journal Actuel .
Au même instant une porte claque et je fais un bond de deux mètres. Putain de café brésilien ! Il m’a retourné la peau.
— Ne soyez pas si émotif, monsieur Malaussene, ce ne sont vraiment que des questions de routine.
Je ne suis pas émotif, je suis un oiseau tout nu, posé sur une ligne à haute tension, et qui rentre sa queue entre ses pattes pour ne pas toucher le fil d’en face.
C’est toute la surface de mon pauvre corps qui enregistre la question suivante.
— Vous n’avez rien remarqué de particulier pendant ces dix minutes ?
Je n’ai rien remarqué. Je n’ai vraiment vu ce qui se passait qu’à la seconde même où cela s’est passé. Mais alors avec une précision hyperréaliste. Le coin du cabas vert pomme en particulier, les ventres qui se referment. Je le lui dis. Une machine à écrire blindée enregistre mes phrases. Chaque rafale m’électrocute. Coudrier fronce les sourcils et demande :
— Pourriez-vous me faire une description précise des victimes ?
— De l’homme surtout. Pour ce qui est de la femme, je n’ai vu que son bras…
Je dépeins le type comme une sorte d’empereur romain sur le retour. Claude en fin de parcours.
— Et sous la frange de ses cheveux blancs, des yeux très bleus, genre Pétain.
— C’est tout à fait ça.
Tout à coup je me rappelle le baiser du couple, cette étreinte d’une incroyable jeunesse.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument certain. Pourquoi ?
— Vous le lirez dans les journaux : ils étaient frère et sœur.
Et il ajoute, comme si cette précision devait exclure les amours incestueuses :
— Lui était ingénieur, retraité des Ponts et Chaussées.
Puis, comme pour lui-même :
— De toute façon, aucune importance, ça aurait aussi bien pu être vous.
Et, avec un regard malin :
— Vous et madame votre tante.
Silence. La porte s’ouvre. Une secrétaire muette pose un petit plateau, sur le bureau, à côté du maroquin vert. Le commissaire divisionnaire dit « merci Elisabeth » et demande :
— Café ?
Je bondis.
— Jamais !
Il sourit en se servant.
— Vous mentez au moins sur ce point, monsieur Malaussène.
Petite finesse. Après quoi il boit lentement son café dont l’odeur me chavire. Puis il repose sa tasse sur le plateau, dit : « Je vous remercie Elisabeth », croise ses mains devant lui, clape une dernière fois des lèvres pour ne rien perdre de l’arôme et me dévisage.
Elisabeth s’esbigne avec son petit plateau.
— Une dernière question, monsieur Malaussène. En quoi consiste exactement votre fonction au Magasin ? Cela ne ressort pas clairement de votre déposition.
Et pour cause…
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