Daniel Pennac - La fée carabine

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« Si les vieilles dames se mettent à buter les jeunots, si les doyens du troisième âge se shootent comme des collégiens, si les commissaires divisionnaires enseignent le vol à la tire à leurs petits-enfants, et si on prétend que tout ça c'est ma faute, moi, je pose la question : où va-t-on ? »
Ainsi s'interroge Benjamin Malaussène, bouc émissaire professionnel, payé pour endosser nos erreurs à tous, frère de famille élevant les innombrables enfants de sa mère, cœur extensible abritant chez lui les vieillards les plus drogués de la capitale, amant fidèle, ami infaillible, maître affectueux d'un chien épileptique, Benjamin Malaussène, l'innocence même (« l'innocence m'aime ») et pourtant… pourtant, le coupable idéal pour tous les flics de la capitale.

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* * *

— Je ne signerai certainement pas ce papier, affirmait Édith.

L’inspecteur posa sur elle un regard de mort vivant.

— J’ai une méthode infaillible pour vous y contraindre, mademoiselle.

* * *

Maintenant, Édith entendait l’inspecteur Pastor descendre l’escalier. Un pas très lourd pour un corps plutôt frêle. Elle avait sorti tout ce qu’elle savait devant cette tête de mort qui ne lui laissait aucun espoir. Puis, elle avait signé. La « méthode » de l’inspecteur était efficace, oui. Elle avait signé. Il ne l’avait pas arrêtée. « Quarante-huit heures pour faire votre valise et disparaître ; je me passerai de votre témoignage. » Elle prit un sac et le remplit de ce qui lui semblait la résumer le plus exactement : l’ours en peluche de sa naissance, les tampons de son adolescence, une robe d’aujourd’hui et deux bonnes liasses de billets pour demain. La main sur la poignée de la porte, elle se ravisa, s’assit à sa coiffeuse, et, sur une grande feuille blanche, écrivit : « Ma mère à moi ne m’a jamais tricoté de pull. »

Sur quoi, au lieu de retourner vers la porte, elle ouvrit la fenêtre, et, toujours son sac à la main, elle se dressa bien droit sur le chambranle. L’inspecteur Pastor marchait au fond du gouffre, en compagnie d’une minuscule Vietnamienne. À Belleville, ces temps derniers, Édith s’en souvint tout à coup, elle avait un peu trop souvent croisé une très vieille et toute petite Vietnamienne. L’inspecteur Pastor allait tourner le coin de la rue. Édith eut brusquement la vision de l’énorme Ponthard-Delmaire secouant son incroyable brioche dans un rire homérique, quelque chose comme le rire d’un ogre. Un ogre qui eût été son père. La fille de l’ogre… Elle émit un dernier souhait : que le flic entendît nettement l’éclatement de son corps sur le trottoir. Et elle se jeta dans le vide.

* * *

— Thian, s’il te plaît, raconte-moi une histoire drôle.

Dès qu’ils eurent tourné le coin de la rue, la Vietnamienne raconta :

— C’est un mec, un alpiniste, il se casse la gueule.

— Drôle, l’histoire, Thian, s’il te plaît…

— Attends deux secondes, gamin. Donc, il se casse la gueule, cet alpiniste, il dévisse, il dévisse, sa corde pète, et il se rattrape du bout des doigts à une plate-forme de granit verglacé. Au-dessous de lui, deux mille mètres de vide. Le gars attend un moment, les pieds ballants dans le gouffre, et finalement, il demande, d’une toute petite voix : « Y a quelqu’un ? »… que dalle. Il répète, un peu plus haut : « Y a quelqu’un ? » Une voix profonde, s’élevant de nulle part, monte alors jusqu’à lui : « Oui, dit la voix, il y a Moi, Dieu ! » L’alpiniste attend, le cœur battant et les doigts gelés. Et Dieu reprend : « Si tu as confiance en Moi, lâche cette foutue plate-forme, Je t’envoie deux anges qui te rattraperont en plein vol… » Le petit alpiniste réfléchit un instant, puis, dans le silence redevenu sidéral, il demande : « Y a quelqu’un d’autre ? »

La décharge que Thian connaissait bien traversa le visage de Pastor. Quand la tête du jeune homme eut retrouvé un semblant de vie, Thian dit :

— Gamin ?

— Oui ?

— Il va falloir coffrer le Yougoslave Stojilkovicz.

27

Comme le lui avait recommandé Malaussène, la veuve Hô s’était trouvée à neuf heures précises au coin du boulevard de Belleville et de la rue de Pali-Kao. À la même seconde, un antique autobus à impériale, bourré de vieilles dames en état de gaieté, pilait devant elle. Elle y monta sans hésiter et fut accueillie par une ovation digne d’une héritière royale qu’on conduit au taureau. Entourée, embrassée, cajolée, elle avait été installée à la meilleure place — un énorme pouf recouvert de cachemire, posé sur une sorte d’estrade à la droite du chauffeur. Lequel chauffeur, Stojilkovicz, un vieillard à la chevelure de jais, s’écria d’une incroyable voix de basse :

— Aujourd’hui, les copines, en l’honneur de madame Hô, on s’offre le Paris des Asiates.

Vu de l’intérieur, le bus n’avait plus rien d’un bus. Les petits rideaux de cretonne qui en égayaient les fenêtres, les profonds canapés disposés à la place des sièges, le long des parois tapissées de velours, les guéridons et les tables de bridge rivés au sol à travers l’épaisseur des tapis, le poêle de faïence à l’autrichienne qui produisait une odorante chaleur de bois, les appliques modem style qui diffusaient une lumière cuivrée, le samovar ventru qui scintillait comme un appel au rêve, tout ce bric-à-brac de récupération qu’on sentait piqué sur les trottoirs, au hasard des virées, donnait au bus de Stojilkovicz une allure de lupanar transsibérien qui ne laissa pas d’inquiéter la veuve Hô.

— Je te jure, gamin, je me suis dit que si je ne faisais pas gaffe, j’allais me retrouver vieille pute dans un clandé d’Oulan-Bator, Mongolie Extérieure.

Mais, le visage de Pastor n’exprimait rien d’autre qu’une attention professionnelle. Une jeune fille tombait dans la tête de Pastor. Un trottoir sanglant bétonnait la tête de Pastor. Thian tendit un verre de bourbon et deux gélules roses. Pastor repoussa les gélules et trempa ses lèvres dans le liquide ambré.

— Continue.

En fait, Thian était monté dans ce bus, la rage au ventre, toujours aussi convaincu (« l’intuition, gamin, la part féminine de tout flic ») de la culpabilité de Malaussène dans l’assassinat des vieilles, et de la complicité du Yougoslave à la voix de bronze. Il ne se laissa pas émouvoir par l’atmosphère du bus. Certes, grâce à Stojilkovicz toutes ces vieilles semblaient heureuses comme beaucoup de jeunes filles ne le sont plus, certes, aucune de ces femmes ne semblait avoir jamais souffert de solitude, de pauvreté, ni même du moindre rhumatisme, certes, tout le monde, ici, semblait s’aimer intimement, certes, le vieux Stojilkovicz savait prévenir le moindre de leur désir comme aucun mari au monde… certes…

— Mais si c’est pour finir comme une vieille oie sous le rasoir, gamin…

Vigilante, donc, la veuve Hô. Vigilante quand ils sillonnèrent le Chinatown derrière la place d’Italie, vigilante quand on lui tendit la mangue juteuse et le mangoustan rarissime (fruits qu’elle n’avait jamais goûtés et dont elle ne connaissait évidemment pas le nom — mais la veuve Hô poussait des petits cris de joie en se réfugiant derrière son incompréhensible sabir) vigilante, donc, hostile et vigilante, jusqu’à ce que Stojilkovicz, sans le savoir, lui porte un coup terrible, un seul coup, mais qui abattit tous ses remparts.

— Ça, c’est le Chinatown moderne, les filles, décréta-t-il, dans les senteurs de coriandre, entre les devantures idéogrammatiques de l’Avenue de Choisy, mais il en existe un autre, beaucoup plus ancien, et je vais vous montrer ça tout de suite, moi qui suis l’archéologue de vos jeunes âmes !

À ce stade de son récit, Thian hésita, rafla comme un joueur de dés les deux gélules négligées par Pastor, les fit glisser avec une longue gorgée de bourbon, essuya ses lèvres du dos de sa main et dit :

— Maintenant, écoute bien ça, gamin. Fini, le shopping extrême-oriental, on remonte toutes dans le bus, et voilà le Stojilkovicz qui nous descend, par la rue de Tolbiac, vers le pont du même nom qui, comme tu le sais peut-être, ouvre sur la halle aux vins, enfin, la nouvelle, celle d’après 48.

Pastor fronça un de ses deux sourcils :

— C’était le quartier de ton enfance, ça, non ?

— Justement gamin. Le Yougo braque à gauche, quai de Bercy, puis à droite, saute la Seine, et stoppe son mastodonte à rombières juste devant le New Vélodrome Made in Chirac.

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