— C’était dangereux…
Puis, s’adressant à Stojilkovicz :
— Monsieur, si vous voulez bien nous suivre.
Toutes les armes saisies dataient d’avant-guerre. Il y avait là une majorité de pistolets de toutes origines : des Tokarev soviétiques aux Walther allemands, en passant par des Glisenti italiens, des S.I.G. Sauer parabellum suisses et des Browning belges, mais il y avait aussi des armes automatiques, pistolets mitrailleurs M3 américains, bonnes vieilles Sten anglaises, et même une carabine Winchester à la Joss Randal dont on avait scié la crosse et le canon. Stojilkovicz ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu’il s’agissait là d’un armement récupéré par lui dans les derniers mois de la guerre et destiné à son maquis de Croatie. Mais, à la fin des opérations, il avait décidé d’enfouir ces armes le plus profondément possible.
— Inutile qu’elles servent à de nouveaux massacres, qu’elles arment les partisans de Tito, de Staline ou de Michaïlovicz. Moi, j’en avais fini avec la guerre. Enfin, je pensais en avoir fini. Mais quand on s’est mis à égorger ces dames…
Il expliqua alors que la conscience de l’homme était une chose étrange, comme un feu que l’on croit éteint et qui se réveille. Après sa guerre à lui, pour rien au monde il n’aurait ressorti ces armes. Pourtant, le temps passant, il avait assisté par télévision interposée à bien des injustices qui auraient mérité d’être combattues avec l’aide de son arsenal… Mais non, ces armes étaient enfouies, définitivement. Et puis voilà que ces assassinats de vieilles femmes (« sans doute parce que je vieillis moi-même ») l’avaient soudain plongé dans d’épouvantables cauchemars où il voyait des armées innombrables de jeunes gens nerveux monter à l’assaut de ces immeubles (il fit un geste vague qui balayait Belleville). C’était comme des loups lancés sur une bergerie : « Dans mon pays, on connaît bien les loups », de jeunes loups qui aimaient la mort ingénument, celle qu’ils donnaient et celle qu’ils s’injectaient dans les veines. Il connaissait, lui, cette passion de la mort ; elle avait animé sa propre jeunesse. « Savez-vous combien nous en avons égorgé, des prisonniers Vlassov ? Je dis bien égorgés, tués à l’arme blanche, parce que nous manquions de munitions, ou sous prétexte qu’ayant violé nos sœurs et tué nos mères ils ne méritaient pas une balle ? Combien, selon vous ? Au couteau… dites un nombre. Et, si vous ne pouvez pas imaginer le nombre total, combien en ai-je tué moi-même ? Et, parmi eux, des hommes vieux, que l’Histoire avait jetés là, combien en ai-je égorgé moi-même ? Moi, jeune séminariste défroqué ? Combien ? »
Comme il n’obtenait pas de réponse, il dit enfin :
— C’est pourquoi j’ai décidé d’armer ces vieilles femmes, contre le jeune loup que j’étais.
Il fronça les sourcils et ajouta :
— Enfin, je suppose…
Puis, soudain, avec véhémence :
— Mais elles n’auraient fait de mal à personne, elles ! Il ne pouvait pas arriver d’accident, elles étaient bien entraînées, elles tiraient vite mais ne devaient tirer qu’à la vue du rasoir…
L’ombre verte et blonde de Vanini passa silencieusement sous les yeux des trois flics qui l’ignorèrent.
— Voilà, dit enfin Stojilkovicz, c’était mon dernier combat.
Il eut un demi-sourire :
— Les meilleures causes ont une fin.
Pastor dit :
— Nous allons devoir vous arrêter, monsieur Stojilkovicz.
— Évidemment.
— Vous ne serez inculpé que de détention d’armes.
— Ce qui va chercher dans les combien ?
— Quelques mois seulement, dans votre cas, répondit Pastor.
Stojilkovicz réfléchit un instant, puis, le plus naturellement du monde :
— Quelques mois de prison seront insuffisants ; j’aurais besoin, au moins, d’une année complète.
Les trois flics se regardèrent.
— Pourquoi ? demanda Pastor.
Stojilkovicz réfléchit encore, évaluant consciencieusement le temps qui lui était nécessaire, et dit enfin, de sa tranquille voix de basson :
— J’ai entrepris une traduction de Virgile en serbo-croate ; c’est très long, et assez complexe.
* * *
Caregga emmena Stojilkovicz dans sa voiture, pendant que Thian et Pastor battaient le pied, indécis, sur le trottoir. Visage et poings noués, Thian gardait le silence.
— Tu es fou de rage, dit enfin Pastor. Tu veux que je te trouve une bonne pharmacie ?
Thian refusa d’un geste.
— Ça ira, gamin. Marchons un peu, tu veux ?
Le froid avait repris possession de la ville. Le dernier froid de l’hiver, le coup de grâce. Pastor dit :
— C’est étrange, Belleville ne croit pas au froid.
Il y avait quelque chose de vrai, là-dedans ; même par moins quinze, Belleville ne perdait pas ses couleurs, Belleville jouait toujours à la Méditerranée.
— J’ai quelque chose à te montrer, dit Thian.
Il ouvrit son poing sous le nez de Pastor. Dans le creux de sa main, Pastor vit une balle de 9 mm dont on avait fendu le plomb en croix.
— J’ai pris ça à la sourdingue, propriétaire de l’appartement ; elle en remplissait le chargeur d’un P.38.
— Et alors ?
— Dans toutes les munitions fauchées, il n’y a que ça qui ait pu faire éclater la tête de Vanini comme un melon. Le plomb fendu pénètre, puis se sépare à l’intérieur ; résultat : Vanini.
Pastor empocha distraitement la cartouche. Ils avaient débouché sur le boulevard de Belleville. Ils se tenaient sagement debout devant un feu, attendant qu’il passe au rouge pour traverser.
— Regarde-moi ces deux cons, fit Thian avec un mouvement sec de son menton.
Sur le trottoir d’en face, deux jeunes gens à la coupe nette, l’un en manteau de cuir, l’autre en loden vert, vérifiaient l’identité d’un troisième, beaucoup moins net. La scène se déroulait à la porte d’un P.M.U. où de vieux Arabes tapaient le domino dans le rythme des flippers maniés par les jeunes.
— Les îlotiers de Cercaire, dit Pastor.
— Des cons, répéta Thian.
C’est parce qu’il était fou de rage contre lui-même, parce que ni le conducteur de la voiture ni le mitrailleur ne pouvaient prévoir une telle rapidité chez un si vieil homme, que Thian, cet après-midi-là, sauva sa vie et celle de Pastor.
— Attention ! hurla-t-il.
Et, dans le même temps qu’il dégainait, il envoya rouler Pastor derrière un amoncellement de poubelles. La première balle fracassa le feu rouge devant lequel, une seconde plus tôt, Pastor se tenait debout. La seconde vola directement de l’arme de Thian à la tempe droite du chauffeur où elle perça un petit trou rond d’une extrême propreté. La tête du chauffeur fut d’abord projetée sur sa gauche, elle rebondit contre la vitre pour s’abattre sur le volant, tandis qu’un pied mort écrasait l’accélérateur. Le bond de la BMW dévia la troisième balle, qui frappa Thian à l’épaule droite. Le choc fit tournoyer Thian et son MAC 50 passa, comme de lui-même, de sa main droite à sa main gauche. Le capot de la BMW explosa contre une colonne Maurice et la porte arrière droite éjecta une forme que Thian truffa en plein vol de trois balles 9 mm parabellum. Le corps du type retomba sur le trottoir avec un curieux bruit d’éponge. Thian resta une seconde encore, bras tendu, puis rabaissa lentement son arme et se retourna vers Pastor qui se relevait, vaguement frustré de n’avoir rien vu.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda Thian.
— Ce cirque, dit Pastor, c’était pour moi.
L’arme au poing, les deux îlotiers de Cercaire traversaient le boulevard en gueulant :
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