Vieille histoire…
La route est longue de la rue de la Pompe aux collines de Belleville, mais le temps paraît court quand on vient de passer des heures à écouter s’écouler une vie. Verdun s’est endormie. Thian marche dans les rues de Paris.
Vieille histoire…
La mère Chabotte a toujours pensé que Chabotte son fils se mettrait un jour à écrire. Elle ne l’a jamais influencé, non (« je ne suis pas ce genre de mères… »), mais elle l’a tellement voulu écrivain que, quand il se regardait dans les yeux maternels, le pauvre Chabotte devait y voir un mec en costard d’académicien. Quelque chose comme ça…
Et voilà qu’un soir, le fils Chabotte pénètre une fois de trop dans le mausolée qui sert de chambre à sa vieille maman. Il lui lit les premières lignes de son bouquin, son « œuvre », tant attendue ! et la mère dit :
— Arrête !
Et le fils Chabotte demande :
— Tu n’aimes pas ?
Et la mère dit :
— Va-t’en !
Et le fils ouvre la bouche, mais la mère l’interrompt :
— Ne reviens plus jamais !
Elle précise, en portugais :
— Nunca mais ! Jamais plus !
Et Chabotte s’en va.
C’est qu’elle a immédiatement pigé que le roman n’était pas de lui. Thian qui n’a jamais lu deux livres en dehors de ses manuels scolaires et de ses cours d’école de police (il compte pour du beurre ses lectures à voix haute de J.L.B.) se demande comment ces choses-là sont possibles. Apparemment, elles le sont. « Il a fait pire que tous les ennemis de mon père réunis, monsieur : il a volé une œuvre qui n’était pas la sienne ! Mon fils était un voleur d’identité ! »
Le plus beau, tout de même, c’est la suite.
Thian réchauffe ses mains dans les cheveux de Verdun endormie. Oui, il lui est poussé des cheveux en pagaille, ces temps derniers, à la petite Verdun.
La suite…
Chabotte n’a tenu aucun compte de l’interdiction maternelle. Il continuait de venir s’asseoir devant elle, tous les soirs à la même heure, sur la chaise. Il continuait à lui faire ses confidences quotidiennes. Mais il ne lui mentait plus. Il ne la tutoyait plus non plus. « Le voussoiement me semble plus approprié aux sentiments arctiques que vous m’avez toujours inspirés. » Il rigolait : « Pas mal, non, sentiments arctiques, est-ce assez “écrivain” pour vous, maman, assez identitariste ? » Petites tortures. Mais elle avait choisi son arme : le silence. Seize années de silence ! Chabotte en était devenu aussi cinglé que son poète fou de grand-père. Comme tous les fous, il faisait dans l’aveu total, la vérité absolue : « Vous souvenez-vous de ce jeune directeur de prison que vous trouviez si attachant, si distingué, si authentique, Clarence de Saint-Hiver ? Eh bien, c’est un de ses pensionnaires qui écrit mon œuvre. Condamné à perpétuité. Et prolifique en diable, avec ça ! Une immense fortune en perspective, chère maman. Nous y trouvons tous notre compte, Saint-Hiver, moi et quelques intermédiaires de seconde main. Le prisonnier n’en sait rien, bien entendu, il travaille pour l’amour de l’art, lui, le petit-fils que Paolo Quissapaolo mon grand-père eût mérité que vous lui fissiez… »
Un jour, Chabotte avait fait irruption dans la chambre de sa mère avec un de ces « intermédiaires de seconde main », un certain Benjamin Malaussène, un petit bonhomme à l’estomac pointu, en costume trois pièces, « un faux obèse calamistré comme un représentant en cosmétiques ». Chabotte avait montré sa mère du doigt à ce Malaussène en s’écriant :
— Ma mère ! Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte !
Et avait ajouté :
— Elle m’a toujours empêché d’écrire !
Le soir même, à califourchon sur la petite chaise, il avait expliqué à la vieille femme :
— Ce Malaussène va jouer mon rôle sous les projecteurs. Si les choses tournent mal, il sera le seul à payer. C’est que, voyez-vous, Saint-Hiver s’est fait assassiner, le pauvre, mon auteur s’est évadé, la mort rôde, chère maman, est-ce assez palpitant ?
On avait tué Malaussène d’abord. Son fils ensuite. Voilà.
— Et on a bien fait.
* * *
Thian n’a posé qu’une seule question. Cinq bonnes minutes après qu’elle eut prononcé son dernier mot.
— Pourquoi m’avoir parlé à moi ?
Il a d’abord cru qu’elle ne lui répondrait pas. Elle n’était même plus une souche au bord d’un fleuve. Elle n’était qu’un rocher dans la nuit noire. Le fleuve avait dû passer par là. Autrefois.
Finalement, il l’entendit murmurer :
— Parce que vous allez tuer l’assassin de mon fils.
* * *
— Et puis quoi, encore ?
Le flic à l’enfant marchait dans la nuit.
— « Vous allez tuer l’assassin de mon fils… »
Le flic à l’enfant soliloquait dans la nuit parisienne.
— L’image que les gens se font de la police…
Tueur à gages, quoi… Cette vieille toupie rendue folle par les mots du père et du fils prenait Thian pour un Saint-Esprit à gages.
— Vous allez tuer l’assassin de mon fils…
C’est pas l’envie qui manque, notez… Ce type a collé une balle dans la tête de Benjamin… je me le ferais volontiers… mais la vengeance est un plat interdit au fonctionnaire de police, chère madame… Ne pas y goûter… jamais… ne pas même y songer… sans quoi il n’y aurait plus de justice, chère madame… À chacun son truc, vous c’est l’honneur des Lettres, moi c’est l’éthique de la matraque… On fait avec ce qu’on a…
Le flic à deux têtes parlait tout seul dans la nuit. À moins qu’il ne s’adressât à cette deuxième tête, justement, qui nichait au creux de son épaule, tout endormie.
— Alors il paraît que si je te pose à terre les carottes sont cuites ?… Tu me quitterais, dis ?… Tu crois que c’est vrai, ça ?… Tu m’abandonnerais ? Toi aussi ?
Les mots, comme les armes, partent parfois tout seuls. Le flic à l’enfant prit ceux-là dans l’estomac. Tout à fait inattendu. Il jouait avec et le coup était parti. Il s’arrêta pile. Il vit très nettement la petite fille cavaler sur le trottoir, devant lui. Souffle coupé. Visions proliférantes. La grande Janine sur son lit de mort. Gervaise, la fille de Janine, quasi la sienne, dans son habit de novice, le plaquant pour le bon Dieu : « Tu préférerais que je fasse pute, Thianou, comme maman ? » Et pourquoi non ? Non ! Voilà pourquoi. « Dieu est une maladie révélée, Thianou, incurable. » Disparition de Gervaise en Dieu. Plus de Pastor non plus, la dernière affection du vieux flic. Raide amoureux de la mère Malaussène. « Une femme silencieuse, Thian, une apparition… » Pastor à Venise, cuisinant amoureusement le silence de cette apparition-là.
Et Thian ici.
Sur ce trottoir.
— Cette vieille cinglée m’a foutu le bourdon.
Changement d’itinéraire.
— Tu sais quoi ? On va passer par la Maison. On va faire notre rapport au patron. Il y a des choses qu’il ne faut pas garder trop longtemps sur la patate. D’accord ?
Nouveau départ. Nouvelles images. La tête de Coudrier quand il va découvrir le rôle de Malaussène dans cette affaire ! Incroyable, quand on y pense… Coudrier convoque Benjamin, il l’envoie planter ses choux le plus loin possible de l’affaire Saint-Hiver, et l’autre se trouve précipité en plein dans le chaudron.
Malaussène…
Le boomerang du divisionnaire Coudrier…
Benjamin…
— Encore heureux qu’il soit dans le cirage, ton grand frère, si tu veux mon avis…
Inouï !
— Parce que s’il savait le rôle qu’on lui a refilé dans cette merde, il nous ferait une maladie bien pire…
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