Je lui ai rendu son regard au carré : Quoi ? Me soupçonner de le suspecter ? Moi ? Lui ? Mon frère de toujours !
Il a poussé un grognement.
Je l'ai fusillé du regard.
Dont acte.
Gervaise a conclu :
— Voilà. Il ne vous reste plus qu'à trouver l'homme marié avec qui Thérèse faisait l'amour cette nuit-là. Vous avez quarante-huit heures. Passé le délai de garde à vue, elle sera déférée au juge d'instruction.
VIII
Où l'on cherche
la vérité
sans éluder la question
de la torture
Trouver l'homme à qui Thérèse s'était donnée pendant qu'un autre l'enveuvait… Facile à dire. Je m'y suis mis dès l'aube du lendemain, sans savoir où commencer. Fallait-il soupçonner une autre passion politique ? Un autre Roberval, respirant à ces altitudes où l'honneur de l'homme commande l'incarcération de la femme ?
— Ça s'est déjà vu, dit Julie. Je vais chercher de ce côté. Toi, Benjamin, occupe-toi du reste.
Quel reste ? Les amis auprès de qui Thérèse se serait réfugiée, cette nuit-là ? Qui ? Marty, le toubib de la famille qui la suit depuis le berceau ? Le chirurgien Berthold, qu'elle divinise parce qu'il m'a ressuscité ? Le Postel-Wagner de Gervaise, qui a mis Monsieur Malaussène au monde ? L'inspecteur Caregga, à qui je dois au moins trois vies ? Ces amis irréprochables auraient profité de la situation pour… Thérèse ?… non ! Pourquoi pas Loussa de Casamance, tant qu'on y était, le vieil Amar ou Rabbi Razon ? Et puis, enquêter… comment s'y prend-on pour enquêter ? Le téléphone ? « Allô, Marty ? Bonjour, c'est Malaussène, dites-moi, vous n'auriez pas couché avec ma sœur Thérèse dans la nuit de lundi à mardi ? Oui, lundi/mardi, essayez de vous souvenir, c'est important… Non ? Sûr ? Bon. » À moins de jouer au flic, de dresser les suspects les uns contre les autres : « Bonsoir, Berthold, c'est Malaussène, d'après vous, avec qui Thérèse aurait-elle pu passer la nuit du…? » Non, j'entends d'ici la réponse de ce distingué salopard : « Voyez du côté de Marty, Malaussène, moi, vous me connaissez, je suis franc comme l'or et question plumard ma femme vaut quinze de vos frangines, c'est une vraie pro, elle ! »
Non, je ne pouvais pas. Le soupçon n'est pas mon fort. Si l'humanité m'est suspecte dans son ensemble, j'ai toujours fait crédit aux particuliers.
Et puis, il y avait une difficulté majeure : il fallait, avant toute chose, convaincre mes interlocuteurs que Thérèse avait couché avec quelqu'un. Absolument inconcevable, pour qui la connaissait.
Notre sœur Louna, par exemple, que j'ai appelée à la permanence de son hôpital :
— Thérèse ? L'amour ? Et joyeusement ? Tu rigoles, Benjamin ?
Louna avait admis toute l'histoire comme allant de soi : le retour de Thérèse au lendemain de ses noces, la caravane en flammes, la transition par l'urne tiède, le coup de la résurrection, tout cela ressemblait à Thérèse, pas de problème, on était dans la norme. La métamorphose de Marie-Colbert en trafiquant d'armes ne l'étonna pas davantage, sa mort tragique et l'arrestation de Thérèse portaient le sceau de la tribu Malaussène, un épisode parmi d'autres dans la saga familiale, pas de quoi s'étouffer au téléphone. Mais Thérèse au pieu avec un mec, non.
— Bon Dieu, Louna, puisque c'est ce qu'elle dit à la police ! Tu sais bien qu'elle ne ment jamais.
— Elle veut peut-être suggérer une autre vérité.
— La seule vérité de rechange, c'est l'assassinat de Marie-Colbert. Louna, tu imagines Thérèse débalustrant Marie-Colbert ?
— Thérèse est inimaginable, Benjamin.
— Merci, ça m'aide…
Suivit un de ces silences où chacun creuse de son côté.
— Va savoir ce que Thérèse appelle « faire l'amour », reprit enfin Louna. Tu la connais, dès qu'il s'agit de cœur ou de cul elle donne dans la métaphore.
C'était vrai. Trop vrai. Ça ne faisait qu'élargir le champ des investigations.
— Je suis désolée, Ben… Je ne peux vraiment pas t'aider. Tu sais bien que Thérèse ne m'a jamais rien confié ! Ni toi, d'ailleurs.
Le genre de reproche qui ne s'arrête jamais là avec Louna, quand elle est fatiguée ou en rogne contre son mari.
— Bon, Louna, il faut que je raccroche, excuse-moi de t'avoir dérangée, tu dois avoir du boulot par-dessus la tête…
— Écoute, avant de raccrocher.
On ne se sort pas comme ça des sables familiaux. Je me suis assis pour écouter le lamento de Louna :
— Je t'écoute.
— Ce serait bien la première fois !
Pour une raison que j'ignore, Louna ne s'est jamais sentie vraiment aimée, déficit qui lui nuit beaucoup dans son mariage avec Laurent.
— D'ailleurs, personne n'a jamais pu se confier à personne, dans cette famille. Surtout pas à toi, Benjamin. Toujours occupé ou toujours ailleurs, même quand tu étais là. On se débrouillait comme on pouvait : Clara avait son appareil photo, Thérèse avait ses étoiles, maman ses amours, le Petit ses cauchemars, Jérémy ses colères et moi…
Faire la planche sur le marasme de Louna, ne pas m'enfoncer avec elle.
— Louna…
— Je sais, je sais, c'est pas le moment de geindre, je sais !
— Ce n'est pas ce que je voulais dire.
— Ça tombe bien, je ne voulais pas geindre. Je voulais juste te donner un conseil.
Bord de larmes. On hésite. On renifle. On s'avale. Et on y va :
— Benjamin, la seule personne qui puisse t'aider, c'est Théo. Théo a toujours été notre confident, depuis toutes petites. Théo a toujours été à l'écoute, lui, toujours présent, même quand il n'était pas là. Je peux bien te le dire maintenant, quand tu nous empêchais de sortir le soir et qu'on faisait le mur, c'est Théo qu'on prévenait, on lui disait où on allait, pour le cas très improbable où tu te serais inquiété. Et d'ailleurs, réfléchis : à qui Thérèse s'est-elle confiée quand elle a rencontré Marie-Colbert ? À toi ? Qui est-elle allée trouver en premier ? Toi ?
Non, Théo, c'était vrai : Théo. « Je suis la vieille tante à qui on dit tout et qui ne répète rien. » Théo, bien sûr ! Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Si Thérèse avait couché avec quelqu'un d'autre que Marie-Colbert, Théo était dans la confidence, bien entendu, Théo savait avec qui !
J'ai raccroché en douceur, j'ai assuré Louna de mon amour et de son génie : Tu es géniale, Louna, Théo, évidemment, et j'ai sauté dans le métro en gueulant que j'allais chez Théo, que si quelqu'un « demandait après moi » j'étais chez Théo, mon vieil ami Théo, qui, pendant toutes ces années où je m'étais cassé le cul à raisonner cette tribu de cinglés, avait couvert leurs frasques au nom de sa tolérance, l'aimable tonton Théo qui se taillait l'auréole de l'oncle compréhensif quand j'héritais la réputation du frangin tyrannique, Théo qui pigeait tout quand je n'entendais rien, tellement « à l'écoute », tonton Théo, tellement « présent » comparé au grand frère autiste, si lucide l'oncle Théo, pensez donc, qu'il avait donné sa bénédiction au mariage de Thérèse avant tout le monde, si gigantesquement clairvoyant qu'il avait jeté Thérèse dans le plumard d'un marchand de canons, à ce point perspicace qu'il avait envoyé Thérèse faire un enfant avec un distributeur de préservatifs ! Et s'il avait fait ça, oncle Théo, il était forcément au courant de la suite, et moi j'étais on ne peut plus impatient de la connaître, la suite, le choix du deuxième mari de Thérèse, l'inséminateur de choc, le génie de la consolation immédiate…
J'ai rejailli à Rambuteau, j'ai traversé en courant la diagonale Beaubourg, Julius le Chien me filant le train comme il pouvait, j'ai grimpé quatre à quatre l'escalier du numéro 3 de la rue aux Ours, et j'ai cogné sans interruption à la porte de Théo jusqu'à ce qu'elle s'ouvre.
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