A cet instant, la sirène des perdreaux ramdame dans les lointains.
Je m'évacue prestement en assurant Chaliapine de mon proche retour.
* * *
A l'époque où il était « technicien de surface », Jérémie fréquentait nombre de ses compatriotes sénégalais. Sa promotion sociale ayant laissé sa simplicité intacte, il les voit toujours lors de ses congés.
Lorsque nous nous retrouvons seuls avec notre prisonnier, la question se pose de savoir où l'emmener pour « l'interviewer à l'aise ». L'accès de la Grande Taule m'est interdit, du moins déconseillé maintenant, et je dois fliquer en amateur.
— Je sais ! affirme soudain White Snow .
J'attends la suite. Elle vient sans tarder :
— Un gars de mon village habite Saint-Ouen ; il vit seul, ses femmes sont restées au pays. C'est un bon copain, je l'enculais quand nous étions jeunes.
— Expérience ? demandé-je négligemment.
— Coutume. Chez nous, la sodomie n'a pas le côté plus ou moins scandaleux qu'elle conserve encore dans vos régions. Lactaire Délicieux (c'est son nom) se fera un plaisir de nous accueillir et d'héberger ce type.
— En effet, il ne peut rien te refuser, ricané-je.
Mais mon pote hausse les épaules, insensible à mes sarcasmes.
Nous circulons à bord de la chignole de Jéjé qu'il pilote avec brio. En vingt-cinq minutes, nous sommes rendus comme le goûter d'un petit garçon frappé d'une crise d'appendicite aiguë.
M. Lactaire Délicieux habite un immeuble en fin de carrière dont il est l'ultime occupant. C'est une bicoque de trois étages, bardée de pansements métalliques. Les vitres n'existent plus, sauf celles de son « appartement », encore partagent-elles leur rôle protecteur avec du contreplaqué. Son logement se situe au dernier étage. Pour s'y rendre, il convient d'escalader un escalier auquel manquent plusieurs marches.
La tanière de l'Africain se compose de deux pièces que je préfère ne pas te décrire. L'une sert de chambre, de cuisine, de salle à manger et de latrines. Les chiottes traditionnels faisant défaut, Lactaire Délicieux a tout bonnement pratiqué un trou dans le plancher et ses résidus tombent au second ; foutrement ingénieux, moi je trouve. Pas besoin de chasse-d'eau-toujours-en-panne-qu'il-faut — sans — arrêt — implorer — le — plombier — dont — les — factures — sont — délirantes — mais — qu'est — ce — y — s'croivent — ces — gens — là — pour — te — faire — payer — leur — temps — aussi — chérot — que — çui — d'une — pute !
La seconde pièce, plus exiguë, fait fonction d'atelier, car l'ami de Jéjé crée des bijoux à base de Croix du Sud, et de lourds bracelets style bagne de Cayenne.
L'orfèvre-en-chambre est un petit homme trapu, aux joues zébrées de cicatrices rituelles et à la tignasse rousse. Un bon sourire (hérité de son ancêtre qui posa pour la publicité Banania ) dégage une panoplie de ratiches carnassières, en comparaison desquelles la denture de Blanc évoque les chailles d'un caniche nain.
Mon All-Black est monté le premier pour expliquer le topo à son copain sodomite. Foin de longues palabres, le rouquin est d'accord sur tout. Je grimpe à mon tour, poussant mon prisonnier menotté devant moi.
A la vue de l'antre où nous le conduisons, le mec pige que son destin va se prendre un iceberg par le travers. Jusqu'alors il n'a pas moufté. Ses fafs le donnent comme étant un certain Isic Carek, de nationalité slovaque. Moi, je veux bien. Le malfrat habite London depuis suffisamment de temps pour avoir pris les manières britiches. L'habit fait le moine.
— Venez dans mon atelier, conseille Lactaire, vous y serez plus tranquilles : il n'a pas de fenêtre.
L'électricité étant supprimée depuis des décades, il s'y éclaire avec une lampe-tempête, prélevée, je suppose, sur un chantier. Cette dernière produit une lumière telle qu'on en rencontre dans les toiles de Rembrandt ou les spectacles de Robert Hossein.
L'endroit est « meublé » d'une caisse à la renverse servant d'établi, d'une autre, plus petite, utilisée comme tabouret, et enfin d'un carton où s'emmagasinent, pêle-mêle, les créations de l'artiste.
Avisant, au bas du mur, le reliquat d'une canalisation, je suggère à Jérémie de l'utiliser pour y enchaîner notre captif.
Il trouve la proposition classique, mais excellente.
Ce qu'il y a de déroutant (pour ne pas dire d'exaspérant) chez le sieur Carek, c'est qu'il ne répond pas aux questions qu'on lui pose, fussent-elles innocentes. Que je lui parle en français, anglais, italien ou allemand, il se comporte en tout point comme s'il ne me comprenait pas. Pas bravache, note bien. Non : indifférent. Le regard lointain, les traits détendus, kif un qui ne penserait à rien, mais profondément.
— Si je lui tirais quelques pains dans la gueule ? propose Jérémie, toujours serviable.
Je hausse mes robustes épaules.
- Ça n'avancera pas à grand-chose, cet homme est enfermé dans son mutisme.
Mon Noirpiot place une série de gnons à la face du client, par acquit de conscience, si je puis dire. Celui-ci rougit sous les impacts mais ne rompt pas, roseau impensant.
— Zob ! peste Blanc, découragé.
— Je te l'avais annoncé.
Nous traversons une période incertaine, au bout de laquelle Lactaire Délicieux se met à jacter dans son dialecte arboricole.
Mon camarade d'épopée l'écoute attentivement.
— Pourquoi pas ? finit-il par répondre.
Se tournant vers moi, il explique :
— Mon ami connaît des « manigances » qui rendent les gens loquaces.
J'opine à bouille rabattue.
— Mes vœux l'accompagnent. S'il parvient à obtenir un résultat, je lui voterai une belle prime sur ma cassette personnelle, promets-je.
Rebavassage entre les deux Mâchurés.
Lactaire Délicieux reprend le crachoir. Il en casse tellement vite que sa menteuse va couler une bielle ! A la fin de leur palabre, Jérémie me demande de préparer les questions à poser, l'entretien avec cet enfoiré doit se dérouler en tête à tête.
— Facile ! Ton pote sait lire, au moins ?
L'éclat de rire de mon Jéjé ridiculiserait tous les éclats d'obus de Verdun !
— Lui ? Il est licencié ès lettres !
— Et il gagne sa croûte en fabriquant des bijoux de bazar ! m'exclamèche-de-cheveux-t-il.
Je les considère avec stupeur, mes deux Bronzés. M'approche de la lampe pour, sur un brin de faf, écrire les points clés de l'interro. Puis tends ma fiche à notre hôte.
— A vous de jouer, mon bon ami.
Il biche ma note, la lit, acquiesce.
— A présent, attendez-moi dans la pièce voisine. Ça risque de durer un bon moment. Je regrette, mais je n'ai à vous offrir que du lait de palme, et il sent l'aigre.
Curieuse atmosphère, indeed .
Nous sommes assis dans la pièce à vivre. Par le trou des insolites latrines, montent les remugles de la merde en accumulance. Le dénuement volontaire du locataire confine à je ne sais quelle grandeur, voire à la folie.
Je murmure :
— Il ne serait pas un peu mutilé de la coiffe, ton pays ?
— Non. Misanthrope seulement. Il part du principe que rien ne sert de rien. Que nos efforts sont injustifiés, notre intelligence inutile et que notre vie compte pour du beurre.
Nous nous taisons car le « magicien d'ose » surgit pour, assure-t-il, quérir du matériel. Fectivement, il se munit d'une grosse bougie, d'allumettes suédoises, d'amulettes mauritaniennes et d'un masque blanc crayeux au rictus diabolique.
Nanti de ces ustensiles, il repart.
Le temps reprend sa ronde silencieuse. Un gaspard gros comme un chat de concours traverse la pièce sans nous accorder le moindre regard…
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