Notre attente dure plus de deux plombes. Sachant tirer parti des moments perdus, Jérémie a repris son éternel somme ; à croire que sa vie se déroule pendant les courtes interruptions d'un roupillon endémique.
N'en ce qui me concerne, je passe en revue les morts singulières ponctuant cette ténébreuse affaire. Un défilé d'assassinats perpétrés tous azimuts ! Tu parles d'une galerie de macchabées, mon neveu ! Ça gravelotte à verse : la femme précipitée dans la bouche de feu ; le diamantaire égyptien buté sur un échafaudage dans le hall d'un palace ; Blando, Handermic, Magnol, mes homologues, pendus par les pieds, et puis le reste… Sans compter Béru et Salami volatilisés.
J'ai dû m'endormir également dans le taudis du licencié ès lettres, car son retour me fait sursauter.
Il a le visage hermétique, avec du désenchantement dans les vasistas.
— Fiasco ? m'enquiers-je.
Il ne moufte pas et me tend ma liste de questions. Sous chacune d'elles, d'une petite écriture d'intello, il a inscrit les réponses obtenues.
Je te les livre telles qu'elles figurent.
Q : A quelle organisation appartient-il ?
R : Solution Finale [22] Formule directement empruntée au nazisme.
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Q : Le repaire de celle-ci ?
R : Une petite banque privée suisse, située dans le canton de Berne.
Q : Les principaux éléments qui la composent ?
R : Des gens d'affaires internationaux implantés à Londres, Amsterdam, Paris, Milan, Zurich.
Q : Par qui est-elle dirigée ?
R : Un triumvirat dont les membres restent dans l'anonymat.
— Excellent ! complimenté-je. Cela a été difficile à obtenir ?
— Pas tellement, mais interminable, car j'ai dû procéder à l'éviction de sa personnalité.
En garçon discret, je ne cherche pas à savoir en quoi consiste cet exercice. Seuls, les résultats comptent.
— J'aimerais connaître le rôle tenu par cet individu dans l'Organisation. Vous pouvez le lui faire dire ?
— C'est fait, me répond Lactaire Délicieux. Il m'a appris, dans la foulée, moult choses que vous n'avez pas formulées sur votre liste.
— Je suis preneur, m'empressé-je.
— Isic Carek appartient à leur section tueurs. Ceux-ci sont nombreux et fonctionnent par deux.
— Notre zigoto connaît la banque privée dont il vous a parlé ?
— Il a dû s'y rendre à plusieurs reprises. C'est une succursale de la Grossmonisch Bank, située dans un bourg proche de la capitale fédérale, nommé Zobflask.
— Vous lui avez arraché d'autres renseignements ?
— Non. Il vous appartient de me donner les directives. Il est encore sous l'effet de mon traitement, dépêchez-vous.
— En ce cas, demandez-lui ce qu'il est advenu d'un de mes collaborateurs nommé Bérurier, disparu dans l'île de Lanzarote, voici quelques semaines.
J'aimerais ajouter : « Et aussi de mon basset hound », mais je crains de passer pour un tordu, aussi je me tais.
Le merveilleux Lactaire Délicieux se retire.
Notre conversation n'a pas interrompu le profond sommeil du gars Jérémie. Jugeant qu'il s'est suffisamment gavé de dorme, je le hèle. Il s'arrache à Morphée avec sobriété, sans halètements ni sursauts, en parfait gentleman de brousse qu'il est.
— Ton pote est exceptionnel, assuré-je.
Et de lui rapporter le récit de son compatriote.
L'homme dont la chevelure est à ressorts exulte.
— Formidable, nous allons pouvoir aller de l'avant !
Le brusque retour du licencié stoppe notre euphorie. Il semble très sombre (sans jeu de mot stupide), le brave misanthrope.
— Eh bien ? risqué-je.
— Vous savez, préambule-t-il, voilà des années que je n'ai pas pratiqué la magie noire. Un accident vient de se produire : votre type a fait un arrêt cardiaque.
— Grave ? demande Jérémie.
— Plus maintenant : il est mort !
Cette circonlocution m'amuserait si je n'étais accaparé par la situasse.
— Vous avez eu le temps de lui parler de Bérurier ?
— Non, il venait de trépasser quand je suis retourné dans mon atelier.
— Dites-moi, elles sont souvent mortelles, vos incantations ?
— Jusqu'alors je n'avais eu qu'un seul malaise cardiaque à déplorer, encore avait-il été rapidement surmonté.
— Maintenant, il va falloir que nous vous débarrassions du cadavre.
— Je m'en occuperai. Il y a, non loin d'ici, une petite entreprise où l'on fabrique de la nourriture en conserve pour canins et félins. C'est un ami qui la dirige…
Je m'abstiens de le questionner plus avant, car les hommes qui réussissent sont ceux qui savent se taire.
J'ai du mal à lui faire accepter la liasse de talbins placardée, à toutes fins utiles, dans une poche secrète de mon veston. Jérémie est obligé de joindre ses adjurations aux miennes (mais dans leur dialecte) pour que notre délicieux Lactaire se résolve à enfouiller ma braise.
Je l'accolade en prenant congé.
Il en est sincèrement remué, le nihiliste.
— Surtout, surtout, murmure-t-il, prenez garde à vous, ces méchantes gens ont hâte de vous supprimer !
— Je sais, réponds-je, et je vais vous confier une chose primordiale : jusqu'à présent, ils n'y sont pas encore parvenus !
Ce que j'aime, en Suisse alémanique, ce sont les maisons, à la fois opulentes et gracieuses. J'admire leurs toits plongeants et leurs petites fenêtres décorées de géraniums-lierres dont les fleurs vont du rouge orangé intense au rose légèrement violacé. Comme l'Allemagne voisine, la Confédération se caractérise également par ses enseignes ouvragées, véritables œuvres d'art en fer forgé. C'est un pays de jadis où le temps fait un arrêt sur image, dirait-on en langue cinématographique.
La Grossmonisch Bank se trouve à la sortie de Zobflask (ou à l'entrée si l'on y parvient en sens contraire). En Helvétie, les banques prolifèrent autant que les bistrots en France ; le moindre village a son agence, car ici l'argent occupe une place prépondérante. Le plus modeste terrassier, le paysan le plus démuni, possèdent un compte sur lequel fructifie leur épargne.
Nous sommes venus en passant par Munich où j'ai loué une tire, pour ne pas éveiller, en roulant françouze, les soupçons de ceux qui me traquent.
L'établissement n'est pas très vaste. Une volée de marches mène à la porte de verre Sécurit enchâssée dans un cadre de métal doré. Selon mon estimation, il doit comporter, outre le local destiné à la clientèle, une série de bureaux, tandis que l'immanquable salle des coffres occupe le sous-sol.
Avant de quitter l'Allemagne, des techniciens dépêchés par Mathias (guéri) ont bricolé notre Mercedes sur un parking d'autoroute. Entre autres choses, ils l'ont équipée d'un appareil capable de tirer deux cents photos minute sur simple pression d'un contacteur logé sous le volant. Ainsi, ne passerons-nous devant la banque qu'une seule fois, car si c'est bien le nid de frelons dénoncé par Carek, les gens de l'intérieur doivent disposer de guetteurs humains ou optiques très exercés.
Prudence est mère de la sûreté, a écrit Jean de La Fontaine, qui m'a tellement cassé les burnes à la communale avec ses cigognes couillonnées, ses diligences en rideau, ses ânes sacrifiés, ses agneaux pleurnicheurs…
Peu after , nous atteignons Berne. La Fleur d'Ulysse , un hôtel suisse, normal quand on se trouve dans la capitale fédérale.
Nous avons le vif plaisir de lier connaissance avec Mlle Schwartz qui nous y attend depuis la veille. Elle est la correspondante de nos Services spéciaux en Helvétie.
Il s'agit d'une grande fille (1 m 80) baraquée athlète de l'Est, aux cheveux courts coupés en escalier sur la nuque. Très blonde, avec des yeux noirs, incisifs. Peu de balcon : ses loloches sont un compromis entre l'œuf sur le plat et la moitié d'abricot au sirop. Mâchoire carrée. Elle pourrait poser pur une affiche annonçant les prochains jeux Olympiques.
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