Il tâtonne la poche supérieure de sa blouse blanche, y puise des besicles d'alchimiste lituanien et les chausse, non sans s'être filé l'une des branches dans l'œil.
Se met à scruter la photographie.
Dubitate.
Je me dis, avec une voix mentale désespérée : « Chou blanc, Antoine, tu t'es chatoyé la gamberge pour peau de zobinche ! »
— Très sincèrement, je ne me rappelle pas, bredouille le crapaud-bluff.
Et là, il a l'initiative du siècle, cet ange brachycéphale.
Tu sais quoi ?
Il présente l'image à sa poupée dégonflée.
— Ce ne serait pas toi, Muguette ?
Elle regarde et déclare :
— Mais oui !
Un zéphyr souffle sur ma bite en feu.
Comme je m'apprête à passer au questionnaire poulardier, elle embraye :
— Je l'ai faite le jour où tu es allé chercher maman à Maisons-Alfort pour son anniversaire. Je fermais le magasin plus tôt, à cause de mon repas. Au moment où j'allais monter à l'appartement, cet homme a frappé à la vitre. J'ai rouvert car il me semblait l'avoir déjà aperçu. Il m'a suppliée de lui faire des identités dont il avait un besoin urgent… Il paraissait franchement ennuyé. Alors j'ai accepté.
Son regard angélique de connasse-fière-de-l'être me prend à témoin de magnanimité.
Mon sourire complice lui chauffe l'âme et incursionne jusqu'en sa culotte dont je soupçonne l'inintérêt.
— Vous venez de dire que vous pensiez le connaître ?
— En effet. Deux ou trois fois je l'ai croisé dans le quartier en faisant mes courses.
Elle reprend la photographie pour la regarder plus attentivement.
— Il a un accent étranger, fait Muguette.
— De quelle région ?
Elle devient pensive, ce qui accroît son air borné.
— Ni anglais, ni italien, assure-t-elle avec une catégoricité impressionnante.
— Europe centrale ?
— Peut-être.
— Vous pensez qu'il habite près d'ici ?
— Probablement. Je crois même qu'il demeure à la pension de famille Moulapine , près du garage. Elle est gérée par un vieux Russe d'au moins quatre-vingt-dix ans ; mes parents qui ont créé ce magasin à la fin de la guerre l'ont toujours connu.
Une lueur, qui ne saurait être d'intelligence, mais disons de curiosité, passe dans sa prunelle d'enfoirée.
— Je peux vous demander pourquoi vous vous intéressez à lui ?
— Qui vous en empêcherait ! réponds-je d'un ton mutin. Votre client ne vous a pas donné son nom ?
— Ce n'était pas la peine puisqu'il a attendu.
— Vous avez parlé pendant le développement ?
— A peine ; je m'occupais du tirage. D'ailleurs c'est le genre de personne qui ne recherche pas la conversation. Il a lu ce catalogue de chez Canon et, mon travail terminé, a insisté pour me donner cinquante francs de plus.
— Tu ne me l'avais pas dit ! lâche aigrement Fesse-de-rat.
— C'était l'anniversaire de maman, j'ai oublié, répond la malheureuse connasse que son singe doit tenir d'une main ferme.
Je quitte ce couple charmant afin de visiter la pension Moulapine .
Le mastic des fenêtres ne tient plus et les vitres en semi-liberté font un bruit de troïka lorsqu'un lourd véhicule martyrise la chaussée.
Dans cet hôtel, tout est exténué : les meubles, les rideaux, le patron et le personnel (limité à deux femmes de chambre dont les ménopauses ont coïncidé avec l'assassinat de ce pauvre Nicolas II).
Le taulier gît derrière sa caisse, sur un étroit lit de camp qui poserait problème à Valentin-le-Désossé. Franchement dans les quetsches, le Général Dourakine ! Que dis-je : dans la salle d'attente de la morgue.
Je renonce à lui adresser la parole et me mets en quête (ou enquête) de ses soubrettes. Précisément, en voici une sortant des gogues, la jupe encore à demi troussée, la moustache australe détrempée, le visage en lune joufflue, les cheveux gris sales et la barbe frisottée.
Je l'accoste avec une expression d'admiration en comparaison de laquelle celle que j'arborerais en accueillant sur mes genoux Emmanuelle Béart entièrement nue ressemblerait à la grimace d'un magot chinois souffrant de coliques néphrétiques. Ça ne la trouble pas, mais l'intrigue.
— Gentille madame, attaqué-je, je cherche un monsieur dont voici la photo. Habite-t-il cette maison ?
Présentation de l'image.
— Vous êtes police ? fait-elle du ton de quelqu'un à qui on ne la fait point.
— Je suis police, admets-je. Mais après tout, il n'existe pas de sot métier.
Elle acquiesce de la tige et assure :
— C'est photo M. Vokowiac.
— Quelle chambre ?
— Volga.
— Je vous demande pardon ?
— Ici, chambre, pas numéro ; noms rivières.
— Très original. Et la Volga coule à quel étage ?
— Tout de suite premier ; tout de suite escalier.
— Vous ange ! assuré-je en attaquant l'escadrin d'une allure martiale.
Me voici premier étage ! Derrière la lourde comportant le nom du prestigieux fleuve, écrit au pochoir, une musique cosaqueuse retentit.
Je frappe léger, comme le ferait une souris blanche en quête d'une couenne de gruyère.
Presque instantanément, l'huis s'écarte. Je me trouve en présence d'un zig blond, à moustache noire. Regard clair, bouche mince, expression sournoise, mais cependant joli garçon. Il porte un jean, un blouson de daim, un polo crème et tète un long cigare noueux.
— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il au risque de faire chuter deux centimètres de cendre.
— Police, déclaré-je sans forfanterie excessive.
— Que me voulez-vous ?
L'accent slave met du moelleux dans sa voix.
— Seulement un instant de conversation, ce ne sera pas long.
Alors bon, il me fait entrer dans une petite chambre confortable. Au centre : une table ronde et trois chaises cannées. Obéissant à son signe d'invite, j'en adopte une.
Il prenait le thé à mon arrivée, Nestor ; pareil aux gens d'Europe centrale, il le boit léger.
Je l'entreprends bille en tronche :
— Vous connaissez Maurice Magnol ?
Mimique surprise ; sincère ou parfaitement imitée ?
— Absolument pas. De qui s'agit-il ?
Je tire sa photo, exécutée par Muguette Dodièse.
— Il s'agit de vous, n'est-ce pas ?
— Naturellement.
— Elle se trouvait chez l'un de mes subordonnés.
Il s'abstient de produire un bruit de pet avec sa bouche et hausse les épaules.
- Ça m'intrigue !
— Pas tant que moi, monsieur Vokowiac.
Là-dessus, un ange qui faisait sa ronde, passe d'un vol pâteux d'oie sauvage. Lorsqu'il s'est taillé par la fenêtre ouverte, je reviens à notre interro :
— Il y a quelques jours, vous débarquez chez un photographe du quartier. Vous faites rouvrir la boutique et suppliez qu'on vous tire le portrait d'urgence. L'émule de Nicéphore Niepce étant absent, sa rombière se charge du travail. Très honorablement, ajouté-je en examinant une fois de plus l'image. Cette dame vous livre six épreuves et voilà que je découvre l'une d'elles soigneusement dissimulée dans l'appartement d'un de mes flics présentement disparu. Bizarre, n'est-ce pas ? Mais il doit bien y avoir une explication, vous êtes d'accord ?
Il gagne du temps en m'offrant une moue dubitative dont je n'ai strictement rien à cirer.
— Peut-être l'aurais-je perdue, propose-t-il sans conviction.
A cet instant précis, je « vois » que Vokowiac meurt d'envie de me fausser compagnie. Il a des fourmis sous les roustons et guigne la fenêtre ouverte, kif un prisonnier d'Alcatraz.
— Vous savez, murmuré-je-t-il, contrairement à ce que l'on prétend, le plus court chemin d'un point à un autre n'est pas la ligne droite, mais la vérité, belle et pure !
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