Parlons de ce dernier ! Il est pourvu d'étranges pendeloques puisque trois hommes y sont attachés par les chevilles, la tête en bas. Il s'agit de mes partenaires allemand et anglais, avec Magnol, la troisième recrue de mon Commando spécial.
Sombre découverte !
Leurs mains sont liées dans le dos. Leurs vêtements lacérés ressemblent aux pétales d'énormes fleurs fanées.
Lorsqu'ils ont été dénudés de l'hémisphère sud, on leur a ouvert le ventre à l'aide d'une lame prodigieusement affûtée. La masse des viscères abdominaux grouille sur le tapis tels d'ignobles reptiles. Le raisin coule encore de ces blessures démoniaques [19] Seul de toute la littérature française, San-Antonio pouvait parler d'une « blessure démoniaque ». Fenelon.
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Dans des books moins bien entretenus que les miens, certains auteurs te balancent le cliché sur « la mare de sang ». Ici, ils devraient passer la vitesse supérieure et parler de « lac de sang ». Tu connais celui d'Annecy ? Idem, en moins romantique. La femme de ménage qui s'appuiera la remise en état de la pièce méritera une belle prime.
Le Noirpiot détale pour aller gerber dans les lavatories, lui qui prétendait mourir de faim un instant plus tôt !
Je me tiens prudemment à distance du carnage. Pas la peine de foutre mes escarpins italoches dans l'odieuse confiture ! Je ne parviens pas à m'arracher à cette scène de cauchemar.
« Il faut raison garder ! » m'exhorté-je. Tiens, l'expression commence à faire long feu chez les politicards. Va bien se pointer un autre lavedu avec une formule nouvelle à mettre sur orbite. Temps à autre, t'as un nélu qui accouche d'une phrase fourrée Gambetta-Clemenceau-Lanturlu. Aussitôt toute la coterie s'en empare pour des effets de glotte.
Pardonne-leur, Seigneur : ils n'ont qu'une vie à vivre, sont stupides mais pas méchants. Trop de banquets, de discours oiseux, de léchages autour d'eux : bite, anus, entre-doigts-de-pieds ! Ah ! que la France est belle, et comme on est fier d'être ses enfants ! Enfants de Pétain, de De Gaulle, de putes et de la patrie ! Tous réunis sur le parvis du Panthéon. Aux grands cons, la Nation reconnaissante. Tirer à vue ! La chasse d'eau, surtout !
Tu veux que je te fasse une confession ? Je ne lis plus les journaux, n'écoute pas la radio, ne regarde point la téloche ! Seule la terre m'importe. Avant d'aller y jouer la taupe hibernante, j'en admire le dessus féerique : l'eau et les plantes, une belle chatte et la prière ! Pour le reste, s'adresser au concierge ! Tu n'imagines pas à quel point je les sodomise profond et sincèrement ! A sec ! Je fais mieux que les enfiler : je les abrase ! Toute une trajectoire gadoueuse pour en arriver là !
Jérémie revient, couleur vert-de-gris.
— Le bout de la nuit ! balbutie-t-il.
— En effet, admets-je. Aujourd'hui, le fond de l'horreur est frais.
— Nous devrions jouer cassos, non ?
— Tu oublies que deux bonnes femmes nous ont vus bivouaquer devant la lourde ! Dans le signalement qu'elles fourniront, elles ne diront jamais que tu es norvégien !
Il me désigne un feuillet sur la table, accomplit un vaste détour pour l'aller chercher. Il s'agit d'un message composé classiquement au moyen de caractères découpés dans des baveux.
— Qui est Gaetano Listri ? questionne Blanc.
— Le quatrième membre de notre équipe : l'Italien.
Mon ami opine et me donne lecture du texte :
— Gaetano Litri noyé dans le Tibre .
C'est tout.
Mais c'est beaucoup.
Mon féal baisse la tête.
— Conclusion, tu restes l'unique survivant du quatuor ?
Sa voix est semblable à celle qu'ont les marées pour raconter leurs sinistres histoires, le soir, quand elles viennent vers nous [20] Quel talent, ce San-Antonio ! Anatole France.
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Les exhalaisons de la mort violente nous chavirent.
— Retournons en France, fait mon pote, avant que ce massacre soit découvert, sinon les Rosbifs vont nous casser les roupettes jusqu'à plus soif. Tu les connais ? Plus charognards qu'eux, ça n'existe pas. On risquerait d'y laisser notre jeunesse, avec ces coriaces.
N'a pas tort, l'Ebèné. Franchement, je balance devant cette alternative. Et puis, la facilité l'emporte.
— D'accord, rentrons.
Une plombe et demie plus tard, nous prenons un Air France qui passait par Heathrow, au Terminal 2.
* * *
Bref voyage, mais rude journée !
Nous sommes tellement choqués parce que nous avons découvert à l'Etat-Major que nous n'en cassons pas une. Le spectacle monstrueux reste monté sur boucle dans notre ciboulot. Parfois l'un et l'autre avons un tressaillement nerveux. On a beau être aguerri, un tableau comme celui de London met du temps à s'estomper.
Alors que nous roulons en direction de la porte de Clignancourt, au milieu d'un océan de bagnoles, Jéjé questionne :
— Tu sais où tu vas ?
— Où irais-tu, toi, à ma place ? Si tu devines, je te paie un dîner mémorable à l'Ambroisie .
Il fait claquer ses doigts de jazzman.
— Attends, je gamberge un brin.
Mais sa réponse tombe promptement :
— Chez la mère de Magnol ?
— Gagné !
Dis, il est pas mou de la tiare, Zébulon. J'ai toujours cru en ses capacités flicardières.
— Qu'est-ce qui t'a mis sur la voie ?
— Pas dif' : il a été assassiné avec deux boss de votre P.C. Il se trouvait en leur compagnie parce qu'il détenait une info de première. Comme tu étais dans la liqueur d'oubli, il a jugé indispensable d'en faire part à tes partenaires, d'où son voyage en England .
— Bien gambergé pour un primate dont les ancêtres avaient un potiron rouge en guise de trou du cul !
Ma boutade ne l'amuse absolument pas. Il décide de me laisser aller seul chez la dame et rentrer at home se changer.
L'immeuble où créchait Magnol est situé rue de la Convention, dans le Quinzième.
Sa mother répond présent à mon coup de sonnette. Elle est infiniment moins âgée que sa voix ne le laissait supposer au bigophone. Soixante balais environ, mais elle souffre d'une maladie des ficelles vocales et parle comme si elle avait son bonnet de nuit dans le clapoir.
Femme très agréable au demeurant. En me découvrant sur son paillasson, tout son être irradie rose.
— Vous, monsieur San-Antonio ! s'exclame-t-elle avec une joyeuseté qui me mine.
Je souhaiterais montrer de l'entrain, mais sachant quel énorme chagrin la guette, j'ai l'âme crispée, kif le frifri d'une vierge le soir de ses noces [21] Métaphore obsolète de nos jours. Marthe Richard (Prix Nobel de l'Happé).
. Lui souris néanmoins.
Cette personne a conservé une taille d'ado et un visage bourré de charme jusqu'aux oreilles. C'est précisément dans cette région que les rides commencent à se grouper. Un léger fond de teint et il n'y paraîtrait plus. Ses yeux bleus sont vifs, sa bouche sensuelle et ses flotteurs terriblement tentants. En toute autre circonstance, tu sais que je lui ferais volontiers deux doigts de cour ? Trois même, au besoin !
J'ai toujours été branché par les dames automnales : elles m'excitent. Il y a dans leur être une sorte d'appel muet. Leur résignation n'est qu'apparente. Des incendies non circonscrits continuent de brandonner dans leur corps.
— Vous prendrez bien un verre de porto ? propose-t-elle.
— Avec plaisir.
Elle sort deux verres taillés d'un buffet. Je la regarde s'activer et mon cœur se serre. Les drames nous télescopent à l'improviste. A un moment où l'existence paraissait fonctionner normalement, sans bruits inquiétants, sans trépidations.
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