— Vous allez me raconter cela en détail, ma chère amie.
— Eh bien, on l'a amené à la suite d'un accident de la circulation. Un chauffard l'avait percuté de plein fouet et s'était enfui. Le blessé souffrait d'une fracture du rocher et de multiples contusions aux jambes. Sans être véritablement alarmant, son état inspirait des craintes au professeur Barray-Sarda, M. Handermic se montrait si agité que nous dûmes le sangler dans son lit. Lorsque l'infirmière de nuit vint le voir, peu après vingt-trois heures, les sédatifs semblaient produire leur effet et la garde crut bon de le détacher.
« Elle est revenue deux heures plus tard ; il dormait normalement. Mais lors de sa troisième visite, sur la fin de la nuit, la veilleuse le trouva pendu au montant du lit avec le lien ayant servi à le garrotter. Le docteur a estimé qu'il était mort depuis plus d'une heure. »
Quand elle cesse de parler, ma dextre intrépide a atteint cette zone franche située entre ses ultimes varices et ses premiers poils pubiens car je suis, nul n'en ignore, un être charitable.
— Curieuse histoire, apprécie Jérémie, confiné jusqu'alors dans un silence subalterne. On peut se pendre à un lit ?
— Plus facilement qu'au cou d'Ophélie Winter.
Il fixe l'infirmière-cheftaine et demande :
— Comment cet homme inconscient a-t-il eu la force de se supprimer ?
— Les médecins estiment qu'il a récupéré vers le milieu de la nuit et qu'un élan suicidaire l'a poussé à cet acte.
— Hm ! diagnostiqué-je.
Les bruits parfois douloureux de l'hosto nous environnent. Dans une chambre voisine, une femme lance par moments un appel désespéré. Elle crie :
— Albin !
D'un ton plein de détresse, comme si « l'Albin » qu'elle hèle se trouvait en grand danger.
— Et ensuite, ma chérie ? insisté-je.
— Naturellement, l'hôpital a prévenu les autorités. Deux messieurs de la Préfecture sont venus, ont posé quelques questions et son repartis sans paraître très intéressés. Puis on a évacué le corps à la morgue ; je ne sais rien d'autre.
Je souris à notre exquise terlocutrice.
— Merci de votre aimable coopération, chère Madeleine (son blase est écrit sur un badge fixé à son revers).
Elle n'a pas envie de nous lâcher la grappe.
— Vous pensez que cette mort n'est pas naturelle ? demande la femme qui porte un stéthoscope au lieu d'une rivière de diamants au cou et un stérilet dans le four à micro-ondes.
— En tout état de cause, elle ne saurait l'être, Mado chérie, lui réponds-je en me levant. Triste suicide, convenez-en. Seuls des prisonniers exténués l'utilisent dans leur geôle parce qu'ils n'ont pas le choix…
Nous nous séparons sans langueurs excessives.
— On se cogne une bibine ? proposé-je. Je me déshydrate.
Une brasserie proche nous accueille ! Maison de tradition, avec loufiat à gilet noir ; il tient son plateau sous le bras, kif le discobole se rendant au stade. Une banquette de moleskine, à l'abri d'une plante verte d'époque 1900, reçoit nos séants esthétiques.
Jérémie allonge ses cannes en exhalant un long soupir d'homme en manque de roupille.
— Tu veux que je te dise, Antoine ?
— Vas-y !
— Ta vie ne tient qu'à un fil, et il n'est pas plus résistant que ceux de la Vierge.
— Crois-tu que je l'ignore ?
— Tu ne t'attaques pas à un groupe de forbans, mais à une puissance formidable qui ne peut tolérer le plus léger contrecarre. L'attentat de cette nuit le prouve, comme la mort de tes coéquipiers.
— Il en reste un, fais-je. Peut-être est-il toujours à la verticale.
— A vérifier !
Ces deux mots me dynamisent. Je dépoche mon portable pour chercher le numéro de Magnol sur le répertoire électronique. Crème-de-Suie pêche un baveux du jour sur le guéridon proche et se met à l'arpenter du regard.
Dans mon jacteur, c'est la classique sonnerie d'appel avec quelque chose de fané me faisant pressentir la non-réponse. Pourtant, contre toute intuition, ça dégoupille à l'autre extrémité.
— J'écoute, chevrote une voix d'octogénaire asthmatique.
— Pourrais-je parler à M. Magnol ?
— Il est en voyage, répond la dame.
— Vous êtes à son service ?
— Non : je suis sa maman.
Je flûtise des cordes vocales :
— Très honoré, madame Magnol. Ici San-Antonio, un ami de votre fils.
Elle exclamise :
— Par exemple ! Je lisais justement un article sur vous dans Le Parisien !
— Vous savez où est Maurice ?
— A Londres. Il est parti hier, en fin de journée.
— Pour longtemps ?
— Il pensait rentrer dans deux ou trois jours.
— Auriez-vous son adresse là-bas ?
— Ah ! non. D'ailleurs il a filé si vite qu'il n'a pas eu le temps de retenir une chambre ; mais j'aurai de ses nouvelles dans le courant de la journée, conclut-elle, confiante.
On se dit au revoir et je libère la ligne.
Au moment de rapporter mon coup de turlu au Grand, je constate qu'il est entièrement accapparé par sa lecture.
— Que se passe-t-il ? Lady Di est ressuscitée ?
Il finit de lire et abaisse le quotidien. Il a la gueule toute chiffonnée, le Négus.
— Ben quoi, bredouillé-je confusément, gagné par son émotion, les Martiens attaquent ?
Tout ce qu'il est capable de réagir, c'est de pousser le journal dans ma direction. Avec son index en chocolat, il me montre un texte à la une.
Je le déchiffre (aisément, car c'est écrit gros) :
CHANGEMENT À LA TÊTE DE LA POLICE JUDICIAIRE
Albéric Machekhouil, ancien directeur de la D.S.T. remplace San-Antonio victime d'une grave maladie.
Je m'abstiens de ligoter la suite, elle ne m'intéresse pas.
Un moment de silence, à contempler le col blanc de mon demi en train de se désagréger, puis je déclare, en grande sincérité :
— On ne peut plus logique : un trône ne reste jamais vide longtemps.
Je vois scintiller des larmes dans les châsses de mon ami. Etrangement, j'éprouve une profonde allégresse.
— Chiale pas, Blanche-Neige, je n'étais pas fait pour un tel poste. Beaucoup trop indépendant. Je farfule en toute circonstance. Veux-tu que je t'avoue une chose ? Me voilà soulagé. Je quitte mes fonctions dans les meilleures conditions. J'en prenais à mon aise avec elles. La preuve : cette sorte de « brigade secrète » que j'avais fondée avec d'autres huiles des polices européennes. Trop brasse-tout, l'Antonio. Chimérique à s'en pisser parmi ! A présent, vieux King-Kong, je vais démarrer une vie nouvelle.
Mais mon enjouement, pour sincère qu'il soit, ne le ragaillardit point.
— Et moi ? demande-t-il, honteux de sa question égoïste. Je vais devoir te quitter ? Rappelle-toi, un jour déjà, tu avais largué la Rousse pour fonder une agence privée avec tes « hommes ». Elle a bien fonctionné, tu y as remporté de francs succès, et pourtant tu as fini par réintégrer la Boutique !
— Les conditions différaient. Mais ne te tourmente pas, mon gentil : nous ne nous séparerons jamais. La tête que tu aperçois, en équilibre sur mes épaules, accouchera d'une solution lumineuse. Pour le moment, nous avons une montagne de mystères à mettre groggy. Retrouver Béru et mon brave Salami, s'ils sont toujours sur leurs quatre pattes, tous les deux. Résoudre les affaires de Lanzarote. Reprendre contact avec mes partenaires de « la Bande des Quatre ». Accomplir mille choses encore dont tu n'as pas la moindre idée, ni moi non plus !
Ma fougue est si ardente, mon énergie si palpable que le Black fnit par éclater de son grand rire savanesque.
Sa bouche ? Deux gants de boxe en train d'applaudir !
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