— Oui.
Je sors de ma fouille le permis de conduire de Cynthia que j’ai conservé après le hold-up du Gros. Je désigne la photo of identité qui l’illustre.
— Vous connaissez cette fille ?
Victor hoche sa bouille de termite poitrinaire.
— Ouais, y me semble, mais ça fait un bout de temps qu’on l’a pas vue par ici.
— Racontez un peu.
— Quoi ?
— Son comportement à l’époque où elle fréquentait le Mirliton…
Il secoue la bouille :
— Une drôle de souris. Elle est entrée un soir, toute seule. Elle s’est assise à la petite table du fond, là-bas et elle a commandé un alcool. Elle avait l’air d’une biche qui s’est échappée. Elle a bu en fermant les yeux, ça l’a fait tousser, et puis elle a payé et elle est repartie. Le tout a pas duré trois minutes.
— Et puis ?
— Elle est revenue le lendemain soir. Cette fois elle est restée plus longtemps. Elle a bu deux scotchs. Des gars ont voulu la chambrer, l’inviter à danser, elle ne leur a rien répondu.
« C’est devenu une habitude, la môme s’est amenée toutes les nuits. Elle avait pas d’heure fixe. Des fois c’était dix heures et d’autres fois une heure du mat’ ou plus…
Parbleu, elle attendait que la vieille mégère soit endormie. C’était pour cela qu’elle avait demandé à Grattefigue d’ordonner des barbituriques à la tatan Daphné. Elle étouffait. C’était sa soupape qui fonctionnait au Mirliton.
— Continuez, mon vieux, vous me passionnez.
— C’est vrai ? sourit piètrement le loufiat en matant les abords d’un œil aussi torve qu’un tire-bouchon.
— Officiel.
— Eh bien, au bout d’un certain temps, elle s’est laissée dégringoler en flamme par un julot.
— Qui était-ce ?
— Pff, un ancien comédien sans talent. Il avait échoué au Casino à la suite d’une tournée foireuse et depuis il bricolait…
— Qu’appelez-vous bricoler ?
Le barman regarde Fernaybranca. Mon collègue l’encourage d’un hochement de tête, alors le gars s’obstrue une narine avec le revers du pouce.
— Il s’expliquait dans la chnouf ?
— J’avais cru le comprendre, élude-t-il.
Les maillons s’enchaînent les uns aux autres à une vitesse dépassant celle de la lumière.
— Le blaze de ce dégourdi ?
— Ben, vous savez…
Fernaybranca a un petit claquement de langue agacé.
— Allonge, fils, fait-il sèchement, tu fais pas ta première communion cette année, non ?
— Il s’appelait Steve Marrow.
— C’était son vrai nom ?
— Je pense. Mais vous savez, je ne suis jamais allé photocopier son extrait de naissance.
— Où créchait-il, ici ?
— À l’hôtel du Pin Parasol.
— Vous disiez qu’il avait séduit la gamine ?
— En deux coups de cuillère à pot, peut-être parce qu’il était Anglais, comme elle ? Cette gosse farouche qui ne répondait même pas aux hommes qui lui parlaient poliment, lui est pour ainsi dire tombée dans les bras, comme un fruit mûr lâche sa branche.
— Jolie métaphore, et après ?
— Après rien… Ils ont continué de se voir pendant un certain temps, après quoi ils ont disparu.
Je vide mon verre.
— Remettez-nous ça, mon brave Victor, et prenez un glass avec nous !
— À quel hôtel descendez-vous ? s’inquiète brusquement Fernaybranca, lorsque nous sortons du Mirliton Doré après y avoir éclusé pas mal de vieillards tous plus maniaques les uns que les autres…
Son élocution est hésitante. Sa langue a tendance à vouloir en dire plus long que sa pensée et surtout à ne pas démarrer en même temps.
— Je pense, fais-je, que l’hôtel du Pin Parasol me conviendrait parfaitement.
Dans lequel je me frappe la poitrine et je frappe la mâchoire de quelqu’un que vous connaissez déjà
La nuit écossaise brille avec une grande économie d’étoiles lorsque je stoppe ma Bentley de première classe non loin de la demeure habitée par la mère O’Paff. Les ajoncs de la lande frémissent, des chouettes hululent et des grenouilles pullulent sur les pourtours du lac.
À main droite, la massive silhouette de Stingines Castle se découpe sur l’horizon comme une citadelle redoutable. Un fantôme se baguenauderait dans cette campagne hostile que je n’en serais pas surpris. C’est vraiment un curieux bled.
L’ancienne tapineuse de Montrouge habite une minable baraque bourrée de courants d’air. Des vitres fêlées et ravaudées avec du papier collant achèvent de donner à la masure un aspect minable.
Je mets mes mains en porte-voix (ce qui vaut mieux que de les mettre en porte à faux) et je mugis, d’une voix pourtant sourde :
— Béru !
Ce, à différentes reprises, et sur un ton qui va croissant comme la lune et coassant comme les grenouilles.
Nobody ! Je siffle, je frappe à l’huis, aux vitres, aux volets, toujours en vain. Je vous parie un marécage contre une maréchaussée que Béru et la dame Gladys se sont poivrés au scotch. J’actionne le loquet de la lourde et, avec une surprenante docilité, celle-ci s’écarte devant moi, comme un monôme d’étudiants devant un car de police.
Cette pâle clarté qui tombe des étoiles me permet de distinguer une masse claire au milieu de la pièce. Je me grouille d’allumer et j’aperçois Gladys, vautrée sur le plancher, la joue à même les lattes disjointes, un bras allongé, les jupes retroussées, la bouche grande ouverte. Elle a beaucoup changé, cette honorable marchande d’amour. Avec la bouille qu’elle possède maintenant elle a eu raison de s’évacuer en Écosse. Et même à mon avis, elle aurait pu pousser sa retraite plus au Nord, en Islande ou au Détroit de Bering, for exemple, because elle est moins que comestible.
Elle a la trogne bouffie et couverte de pustules violacées. Ses cheveux qu’elle ne fait plus teindre ressemblent à la perruque d’un garde qui jouerait dans l’arrestation de Louis XVI. C’est l’ivrognesse dans toute son horreur.
Elle ronfle comme un bulldozer sur un chantier.
Je rappelle, d’une voix de centaure :
— Béru !
Puis, pour déclencher éventuellement chez ce damné pochard une réaction de son état second :
— On demande l’inspecteur Principal Bérurier au téléphone !
Zéro.
Je visite la carrée. C’est vite fait car elle se compose de deux pièces minables. Le Gros ne s’y trouve pas. Pourtant j’aperçois sa valise sur un amoncellement de caisses. La cabane pue le hareng fumé, la lampe fumeuse, la pièce enfumée, la fumée de tabac, le noir de fumée et la chaussure de caoutchouc surmenée.
Je reviens à la dame étendue sur le sol et je la secoue délicatement du bout du pied.
— Madame Gladys ! fais-je, ça vous ennuierait de revenir à vous deux secondes, j’ai à vous parler ?
Mais va te faire cuire un œuf ! Elle continue de ronfler, cette morue, et de cuver son whisky. Alors le valeureux Commissaire San-Antonio, celui qui remplace avantageusement le beurre, la margarine et le rond du bey du rha dada, s’empare délibérément — et par l’anse — d’un seau qu’il va remplir au puits voisin.
Une douche glacée, y a que ça pour ranimer les poivrots.
La vioque suffoque, éternue, ouvre un œil et se met à proférer des injures.
— Ça va mieux, Gladys ? je questionne d’un ton affable.
Son œil glauque me considère lourdement. Je la soulève par le corsage et je l’adosse au mur. Mais sa tête dodeline.
— Où est l’ami Bérurier ? questionné-je.
La mère O’Paff libère quelques borborygmes et me traite tour à tour : d’enfant de putain (ce qui laisserait entendre qu’elle envisage mon adoption favorablement) ; de fumier de lapin (je n’ai rien contre ces aimables herbivores non plus que contre leurs sous-produits) ; de sodomisé de frais (le mot frais a quelque chose de sain et de printanier qui corrige ce que d’aucuns trouveraient de péjoratif à l’épithète) ; et d’impuissant (ce qui est son droit vu que je ne me sentirai jamais le courage de lui infliger un démenti).
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