— Écoutez, Grace, il faut être franche avec moi. Nous sommes en sympathie, alors dites-moi tout…
— Que voulez-vous savoir ?
— Ce qui vous tourmente… On dirait que vous souffrez d’une peine cachée ?
— C’est vrai, reconnaît-elle.
— Je peux la connaître ?
— Oh ! il n’y a rien de très original : j’aimais un jeune homme…
— Et il vous a laissé quimper ?
— Non. Il est mort…
Je baisse la tête ; d’accord, c’est moche… Une gerce qui a du crêpe autour du cœur, ça fait tout de suite pénible.
Elle va s’asseoir sur un divan et rêvasse. Je sors une cigarette, mais, au lieu de l’allumer je la pose sur mon assiette.
Au bout d’une hésitation, je la rejoins.
Je m’assieds à ses côtés ; je passe mon bras par-dessus son épaule et je l’attire contre moi. Elle oppose une résistance de trois secondes puis elle se laisse aller.
— Je n’aime pas que les jolies filles aient du chagrin, dis-je. Vous entendez, mon chou… Je ne peux pas le supporter.
Elle blottit sa tête contre ma poitrine.
— Grace, je sens que j’ai un terrible béguin pour vous. Vous ne savez peut-être pas ce que ça signifie « un béguin » ? Tant pis, je ne chercherai pas à vous traduire…
Je lui lâche l’épaule et, dans mes deux mains je saisis sa tête. Sa bouche maintenant se trouve à moins de trois centimètres de la mienne, le voyage n’est pas long.
Elle a peut-être du chagrin, mais elle embrasse bien. Du reste, c’est une constatation que j’ai faite souvent : une femme dans l’ennui embrasse mieux qu’une autre. Sans doute met-elle plus de passion dans le baiser qu’une autre plus frivole…
Je la renverse sur le plume. Elle se laisse aller, elle est molle et ferme à la fois…
CHAPITRE VII
Où il est question d’un accidenté qui a la vue basse
Il fait jour lorsque je m’éveille.
Le bruit d’un moulin à café fracasse mon engourdissement. Je tâte le plume autour de moi et mes doigts avides ne rencontrent que le creux laissé par le corps de Grace.
Alors je me mets sur mon séant.
Elle est en train de préparer le déjeuner. Décidément, c’est une môme de première classe.
— Bien dormi ? gazouille-t-elle.
Elle sourit. Ça a l’air d’aller mieux sur le chapitre de la mélancolie. M’est avis que la petite séance de cette nuit lui a été salutaire, comme une cure à Vichy est salutaire aux hépatiques.
Croyez-moi, les grognaces ont toujours un moyen radical de surmonter leurs dépressions.
— Heureuse ? je demande sans une ombre de modestie…
Elle rougit délicieusement.
— Oui, murmure-t-elle…
Cet hommage étant rendu à mes possibilités, je me sens d’attaque.
Rapidement, j’organise le programme immédiat.
— Dis-moi, chérie, tu m’accompagnes toujours ?
— Oui !
Elle l’a presque crié et elle a même failli le dire en anglais pour aller plus vite.
— Bravo ! Tu vas aller téléphoner à mon petit copain d’hier : le garagiste français. Dis-lui que j’ai besoin d’une auto pour un jour ou deux et qu’il m’en loue une rapidement. Qu’il la fasse amener ici par un de ses employés…
C’est pas marrant de conduire à gauche lorsqu’on a passé sa vie à rouler à droite…
Ça me fait un drôle d’effet. Aussi ne forcé-je pas l’allure.
— Où allons-nous ? demande Grace ? À Bath ?
— Pas encore, dis-je. Auparavant j’ai quelqu’un à voir. Tu connais Ayat ?
— Oui. C’est un petit village pas très loin d’ici…
En effet, il ne nous faut pas longtemps pour atteindre le bled.
À l’entrée du petit bourg, j’avise un maréchal-ferrant occupé à mettre des pompes neuves à un vieux bourrin.
— Demande-lui où habite M. Duggle, ordonné-je.
Grace parlemente.
— C’est la première maison avant d’arriver à l’église…
— J’embraye…
La dernière maison est une maison comme les autres. C’est inouï ce qu’on a le goût de l’uniformité dans ce patelin. Toujours de la brique et des jardinets avec cadavre ou avec rosiers…
Une pancarte se balance au-dessus de la porte.
— Qu’y a-t-il d’écrit, là-dessus ?
— Duggle, radioélectricité, lit-elle.
Nous pénétrons dans la turne.
La porte ouvre sur une grande pièce encombrée de postes de radio et d’ustensiles multiples.
Au fond de la pièce, près d’une fenêtre, se tient un homme derrière un établi. Il bricole sur un poste. Il est petit avec un regard fatigué, des membres trop longs et un commencement de bosse. Il peut avoir une quarantaine d’années.
— Tu vas lui expliquer que je viens au sujet de l’accident dont il a été victime il y a quelques mois ; j’aimerais qu’il me le relate très succinctement…
Mon interprète particulière — ô combien particulière ! — y va de son laïus.
Contrairement à ce que j’espérais, Duggle répond par trois ou quatre mots assez secs.
— Que dit-il ? je demande…
— Il veut savoir qui vous êtes…
— Répondez-lui que je suis un enquêteur français, que je travaille pour une compagnie d’assurances susceptible de le dédommager…
Elle bonnit tout ça au demi-bosco. Ça n’a pas l’air de l’exciter outre-mesure. Je croyais que l’appât du gain le mettrait en train, mais mes choses ! Il est méfiant comme une fouine. Je n’aime pas son œil fuyant, non plus que le reste de sa personne.
Il baragouine encore une demi-douzaine de syllabes.
J’interroge Grace du regard.
— Il dit que vous n’avez qu’à vous adresser à la police anglaise pour avoir communication du dossier où sont consignées toutes ses dépositions…
J’enrage. Si au moins nous parlions la même langue, lui et moi, j’aurais vite fait de lui sortir ses quatre vérités, en admettant qu’il en ait quatre à ma disposition.
Je force le ton pour qu’au moins il pige bien que je suis en renaud.
— Dis à ce peigne-cul que s’il ne veut pas parler, je reviendrai en compagnie d’un inspecteur du Yard… Dis-lui également que, s’il a des doutes, il peut téléphoner à l’inspecteur chef Brandon qui doit se trouver présentement à l’auberge du « Lion Couronné » à Northampton… C’est lui qui était chargé de l’enquête…
J’attends les résultats de la traduction.
Il me paraît que Duggle vient à des sentiments plus amènes.
Cette fois il en crache pendant cinq bonnes minutes d’horloge.
Grace l’écoute attentivement, la mâchoire serrée.
— Voilà, dit-elle. M. Duggle roulait à bicyclette sur la route Ayat-Northampton…
— Tiens, fais-je, je m’étais imaginé que l’accident était un accident de doublage. Comment se fait-il que la collision ait eu lieu s’ils se sont croisés ?
— M. Duggle ne sait rien. Il a vu une voiture foncer sur lui, il y a eu un choc terrible, il a perdu connaissance. C’est absolument tout ce qu’il peut dire…
En effet, c’est maigre. Aussi maigre que lui…
— L’accident s’est produit de nuit ?
Ma question est transmise.
— Oui…
— Il avait ses phares allumés ?
Réponse :
— Non.
— Alors, s’il a vu l’automobile foncer sur lui, il a dû apercevoir le conducteur ?
Réponse :
— Oui.
— Il y avait quelqu’un à côté du chauffeur ?
Réponse :
— Personne.
Autant essayer d’arracher un discours sur l’art étrusque à une motte de beurre.
J’hésite : une idée idiote sans doute me trotte par la tronche.
Je chope Grace à part.
— Demandez-lui s’il connaît une certaine Martha Auburtin.
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