Ça s’appelle le garage Excelsior, comme n’importe où !
C’est un garage de dimensions assez modestes.
Grace m’entraîne vers un box vitré, sur la droite.
On voit de la lumière. Là-dedans, il y a un petit type brun au nez busqué qui fume des cigarettes en potassant un catalogue.
Je frappe.
— Come in ! lance le type.
J’entre dans l’aquarium. Il y fait chaud et ça sent bon le pneu neuf. Ça me flanque la nostalgie de ma bagnole.
— Good night, fais-je.
Je me tourne vers Grace.
— Voulez-vous demander à monsieur s’il a eu un Higgins comme client ?
Un éclat de rire retentit. C’est le garagiste qui se fend le parapluie.
— Sans blague ! crie-t-il, un Français !
Il a l’accent de Belleville.
T’es Français ? je demande, ahuri…
— Un petit peu, mon neveu !
On s’en serre dix sous les yeux surpris de la jeune fille.
Le gars se raconte de haut en bas : il est venu ici après Dunkerque, une balle dans la cheville l’avait rendu bon à nib pour la castagne. Il a été soigné à l’hosto de Northampton par la fille d’un garagiste, une gonzesse choucarde qui lui plaisait. Comme il aimait les taches de rousseur et la mécanique, il l’a épousée toute vive. Depuis, le vieux a canné et il est propriétaire du garage.
— Moi, tu vois, dit-il, je suis comme les castors, j’ai fait ma maison avec ma…
Je l’interromps presto afin d’éviter à la môme Grace de jouer la grande scène de la pudeur.
— Et toi ? demande-t-il.
Je lui montre ma carte.
— Merde ! fait-il. Un poulet !
Il se reprend presque aussitôt.
— Vous m’excuserez, commissaire.
— Oh ! fais pas de giries parce que je suis de la grande maison, mon pote. En ce moment y a deux gnaces de Pantruche qui se congratulent…
Je le botte.
— Amène-toi, dit-il, péremptoire, on va déboucher un petit Pouilly. Je le fais venir directo de la propriété. Tu verras, c’est pas de la tisane.
Et nous voilà partis à travers les voitures, jusqu’aux appartements de mon compatriote ; lequel, soit dit entre nous, s’appelle Alexandre Tupin.
Il nous reçoit dans une salle à manger tout ce qu’il y a de pompelard et il va chercher une bouteille.
En la débouchant, il frétille.
— Tu parles d’un pot ! Ça fait une génération que j’ai pas vu un Parisien ! annonce-t-il… Ce que c’est bon d’entendre l’accent de là-bas. Dis voir, la Butte est toujours à la même place ?
— Oui, jusqu’à la prochaine expérience atomique, dis-je.
On cause du patelin, puis soudain, alors qu’il refait une tournée :
— Et à propos, qu’est-ce qui t’amenait dans ma cathédrale, t’as besoin d’une guinde ?
Je secoue la tête…
— D’un tuyau seulement.
— D’échappement ?
Il a de l’esprit, vous voyez… Ce pote doit s’endormir avec un almanach Vermot comme oreiller, nature !
— Dis donc, Alexandre, tu n’aurais pas eu comme client un certain Higgins, il y a quelque temps ?
Il réfléchit.
— Attends voir… Non, je ne pense pas…
La déception me flétrit l’œsophage.
— Tu comprends, continue-t-il, leurs blazes j’y fais attention le moins possible… C’est tellement duraille à retenir… Tu dis, Higgins ?
— Oui…
— Oh ! c’est possible après tout… Il est comment, ce pèlerin ?
— C’est ce que je voudrais savoir…
Il devient grave.
— Ah ! bon. C’est pour du sérieux ?
— Je crois que oui.
— Et il avait quoi comme bahut ?
— Une Hillmann rouge, cabriolet.
Il saute sur sa chaise comme si on y avait versé une bonbonne de fluide glacial.
— J’y suis… Oui, une Hillmann rouge… Higgins, c’est ça… Un costaud avec les cheveux gris.
— C’est bien ça…
— Alors ? poursuivit-il.
— Parle-moi de lui.
— J’aimerais mieux te parler de Tino Rossi. Je sais rien… C’est un client comme ça : il vient, il part : une vidange-graissage ; un lavage, tu vois le topo ?…
— L’as-tu vu en compagnie ?
— Non. Je ne me rappelle pas…
— Tu ne vois pas un fait quelconque, même anodin, qui permettrait de le retrouver ?…
— Facile. J’ai son adresse sur mon livre, c’est Custom Market, je crois… Devant l’arrêt du bus, j’avais remarqué…
— Ça, je le sais. Seulement il s’est tiré et j’aimerais savoir où on peut le repêcher…
Il lève les bras et les laisse retomber.
— Tu m’en demandes trop !
Je renonce à lui tirer quoi que ce soit et je l’aide à finir la bouteille.
Comme je me lève, suivi dans mes moindres gestes par Grace qui a tendance à devenir mon ombre, il se met à barrir…
— J’ai une idée…
— Une idée ?
Pour ton zigoto…
Je le regarde avec appétit.
— Vraiment ?
— Écoute. Un jour, il a claqué sa bobine en voyage ; il est rentré avec une bobine prêtée par un de ses collègues, m’a-t-il dit. Il m’a demandé de la remplacer et de réexpédier la bobine prêtée à son possesseur. Et je me souviens du nom et de l’adresse du gars. Il s’appelait Tone et il crèche à Bath… C’est ce nom : Bath, qui m’a fait rigoler… Il paraît que c’est près de Bristol…
Je répète :
— Tone, à Bath ?
— Oui, oui…
Après tout, ça peut m’aider à retrouver Higgins.
J’inscris ces deux noms sur mon carnet et je prends congé du garagiste.
— Que pensez-vous de tout ça, Grace ?
Elle règle son pas sur le mien… Je suis presque gêné de sa docilité. On peut dire que c’est une femme qui marche au doigt et à l’œil.
Des femmes qui marchent au doigt, on en trouve plein les internats de jeunes filles. Mais des femmes qui marchent à l’œil, c’est déjà plus rare.
— Je ne pense rien, dit-elle… je me laisse aller… Il me semble que je vis un roman. Tantôt, j’étais chez moi, je me préparais à sortir… Ce que j’allais faire ? Je ne le savais pas : sans doute errer le long des rues, ou bien aller au cinéma…
— Vous n’avez pas faim ? Moi, je tombe d’inanition… de sommeil aussi, ça fait quarante-huit heures que je n’ai pas fermé les yeux…
— Il y a un poulet froid à la maison…
— C’est une invitation ?
— Qu’en dites-vous ?
— Je l’accepte sans façon. On achète de quoi l’arroser, ce poulet, et puis un gâteau. J’ai jamais bouffé de pudding, il paraît que ça se laisse manger ?
Nos emplettes faites, nous regagnons sa carrée. Elle occupe un minuscule appartement : un studio, une cuisine et un cabinet de toilette. Le tout est propre, gentiment meublé, mais sans âme. Cette fille est détachée des biens de ce monde.
— Vous n’avez pas peur que je vous compromette ?
— Je me moque du qu’en-dira-t-on, fait-elle. C’est bien ainsi qu’on s’exprime, chez vous ?
— Oui…
Je déballe la camelote tandis qu’elle dresse le couvert.
La radio joue un petit air à base de cornemuses. Un air rouillé et grinçant qui fait mal aux oreilles mais qui égaie le cœur.
En face, il y a de la lumière chez la mère Fig…
En face, il y a l’appartement vide de Martha Auburtin, sa malle…
Quelque part, dans la ville, au milieu du brouillard, se dresse un pavillon que, dans quelques heures, on appellera « la maison du crime ».
— Vous avez l’air triste, fait-elle observer…
— Bast, c’est le climat, sans doute…
La bonne chère, y a que ça pour retaper le moral d’un bonhomme. Lorsque j’ai fini ma seconde aile de poulet et bu mon troisième verre de Châteauneuf, je sens que mon optimisme va faire du rabe.
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