— Bye bye, dit-elle, vous êtes en train de vivre un moment historique, commissaire.
Par-delà son sourire, on la devine très persuadée de la réalité de ce qu’elle énonce.
Un moment historique !
L’Elysée est à quatre-pas-d’ici-je-te-le-fais-savoir.
— Ne pensez-vous pas que nous devrions prendre connaissance du message, Patron ? murmuré-je en arpentant la cour d’honneur semée de petits graviers.
— Non, mon garçon, ce serait extrêmement incorrect, me bloque le Vioque. Vous vous imaginez, vous présentant devant lui avec une enveloppe ouverte ?
Il pouffe sobrement (oui : il y parvient) à une pareille évocation (sacerdotale).
Un huissier enchaîné, qu’on se demande bien pourquoi, nous accueille. Nous drive dans l’auguste Palais jusqu’à un bureau où nous sommes pris en main par un personnage jeune et grave, mis avec recherche (des recherches qui auraient abouti). Ce dernier me jauge d’une œillée enveloppante, l’air de se dire « Tiens, c’est lui, le fameux Santantonio, il ne casse pas trois pattes à un canard. » Puis il nous prend en charge pour un nouveau cheminement en ces lieux qui ne sont pas d’élection, mais de résultat d’élections.
Une antichambre encore. On se regarde, Achille et moi, impressionnés.
— Ne soyez pas ému, mon garçon, bredouille le Dirlo, du bout de son râtelier en désarrimage. Que diantre, c’est un homme comme vous et moi, après tout !
Mais son timbre est fêlé et ses jambes sont molles, et l’on entend à peine ses paroles.
Dehors, dans le grand parc solitaire et glacé, deux cèdres sont tout à l’heure plantés.
Notre attente est brève. Le secrétaire revient, toujours attentif et silencieux. Il nous fait signe de venir.
Et nous venons.
Côte à côte, vaillamment. Fraternellement unis par la solennité de l’instant.
On passe la porte, on débouche, on les voit.
Lui, avec sa grande taille, son regard qui va directement au plus profond. Vêtu de gris, chemise gris très pâle, cravate vert foncé. Flanqué de son Premier ministre, de ses ministres de l’Intérieur et de l’Injustice, et même d’un autre, mal répertorié, pas très beau, mais c’est pas pour le conserver longtemps.
Le Vieux se détache, avance vers ce groupe prestigieux, le menton en ganache, la tête à ressort, tout flexible soudain, tout onctueux dans sa roideur native. Bizarre de courtisanerie. Interloquant, je trouve. Changé, quoi.
Des mains se tendent. Des formules s’échangent. Le Président me salue avec une courtoisie un peu froide. Il se distancie toujours, le Président. Fossé de Vincennes autour de son augusterie. Par principe. No man’s land nécessaire. Si trop spontané, trop ouvert, investi, tu piges ? Rempart indispensable. Juste des créneaux, tout là-haut, mais l’huile bouillante à dispose. Il n’aime pas les échelles, le Président, les échelles de la familiarité. Il a besoin de donjonner tout seul, sa flamme au bout du mât.
Bon, les Russes vont arriver, mais il restera dans sa tour, dans son chagrin, comme le grand Gaulle.
Y a que les hommes hauts de taille qui peuvent. Les petits se démènent, gesticulent. Napoléon chialait dans le giron britiche après Ouaterlo. Les hommes hauts dédaignent. Ils ont la taille pour assumer leur destin. Bravo. Autour de lui, c’est fretaille et valetin. Ça fait des bulles au lieu de causer.
Lui, impénétrable, protégé par ses centimètres supplémentaires et sa fonction suprême. Il est suprême. Un suprême peut se permettre d’emmerder le reste. Tout lui est tourbière. Il règne.
— Monsieur le commissaire, dit-il, si j’ai pris au sérieux votre demande d’audience, c’est parce que nos services de renseignements m’ont signalé certaines anomalies au plus haut niveau de la politique helvétique.
Un léger temps.
— Vous détenez ce fameux message ?
Je le sors de ma poche.
— Le voici, monsieur le président.
Il s’empare du pli. Tout autre que lui exigerait qu’on le lui décachette. Mais il s’en charge personnellement.
De l’enveloppe éventrée, il tire un feuillet plié en deux. Les deux bords sont maintenus par un morceau de scotch. Deux lignes tapées à la machine sont tracées sur chacune des faces. Le Président lit à mi-voix.
— Attention ! Nous exigeons que ce message soit lu par le commissaire San-Antonio.
Le Chef de l’Etat fait la moue et me rend le feuillet scotché.
— Eh bien, puisque ces gens l’exigent, commissaire.
Je reprends donc la feuille et décolle le morceau de sparadrap qui la maintient pliée en deux. Le texte s’offre enfin à moi.
Il commence par : Monsieur le Président de la République, Messieurs du gouvernement …
Je vais pour attaquer.
Et c’est alors, oui, alors seulement que, dans une fraction de millième de seconde, je pige tout. La vérité m’inonde. Elle est écrite en caractères d’affiche. Elle flamboie.
Oh ! mon Dieu…
Je me mets à trembler, à hoqueter, à… Tout, quoi ! Mes terlocuteurs s’en aperçoivent.
— Mon Dieu, qu’avez-vous, commissaire ! écrie le Premier Ministre.
— Est-ce si grave que cela ? demande le Président d’un ton calme.
Je replie le papier, le presse contre moi.
— Le texte importe peu, monsieur le Président. C’est un de ces mots qui compte, un seul. Je dégrafe ma chemise pour la énième fois.
— Ceci est une bombe qui a été appliquée contre ma poitrine. Elle est probablement commandée par un dispositif à ondes qui doit réagir à certains sons lorsqu’ils se trouvent rassemblés en un mot du message. Si je le lis à voix haute, nous sautons tous. Diabolique ! Diabolique ! Je suis la bombe vivante chargée de vous détruire, vous et vos collaborateurs ! Rendez-vous compte du chaos dans lequel serait plongé le pays à la seconde même !
Et, en termes succincts, je narre mon odyssée.
— San-Antonio, éclate alors le Vieux, vous avez passé sous silence le fait que vous soyez porteur d’explosif. Comment osez-vous vous présenter devant Son Altesse Présidentielle dans cet état ! Au mépris de toute sécurité ! J’exige votre démission immédiate ! Et votre départ de cette pièce plus immédiatement encore !
Sans un mot, je tourne les talons.
— Un instant, commissaire ! fait le Président.
Il vient à moi et récupère le message. Le lit en une regardée hâtive.
— Effectivement, ce texte est parfaitement anodin, dit-il ; si vous voulez mon avis, le mot fatal, c’est celui-ci…
De son magistral index il me désigne les vingt-cinq lettres composant le mot le plus long de la langue française, que j’ose même pas te l’écrire ici de peur de te faire éclater ce polar en pleine poire.
Comme je m’apprête à franchir le porche (épiche) de l’Elysée, je vois discutailler Pinaud avec le planton. Véhément, la cravate défaite et, tiens-toi bien au bastingage : sans son mégot !
En m’avisant, il cesse de glapir comme une pintade qui aurait à pondre un œuf d’autruche.
— Mon Dieu, tu es là ! Ce que j’ai eu peur. Le café que la fille a bu vient de faire son effet. Elle parle… Il paraît que dans ce message, un mot fait tout sauter, attention, c’est le mot anti…
Je me rue, lui plaque ma main sur le clappoir.
— Tu veux donc m’émietter, espèce de vieux crabe sénile !
— Mais quoi, au contraire, j’accourais pour t’alerter…
— Seulement tu criais le mot à ne pas prononcer, banane !
— Vraiment ? Je te demande pardon, c’était dans ma précipitation.
J’entraîne la Bannière en direction du troquet.
— Tu disais qu’elle parle sous l’effet de la drogue ?
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