Dans un angle de la pièce, un petit coin repos : un canapé et deux fauteuils. Un poste T.V. sur pied mobile. Assises sur le canapé, côte à côte j’aperçois Convie Vance et Belle de Mai, qui prélassait dans la Royce à Son Excellence…
Elles scrutent l’écran. Et pourtant, celui-ci est privé de toute présence humaine puisqu’il ne propose qu’un décor figé. Je reconnais ce décor : il s’agit de la pièce que je viens de quitter. Tiens, tiens, tiens ! disait-on jadis dans les bons romans policiers pour marquer qu’il se passait du louche.
Intéressé au plus haut poing, je reviens au petit salon et il ne me faut pas plus de temps pour repérer la caméra vidéo qu’à toi pour dire une connerie.
Elle est là, blottie au sein d’un lustre conçu tout exprès pour elle.
Donc, achtung mon pote, on sait qui je suis, puisque cette sauterelle en chaleur de Belle de Mai m’a fatalement reconnu. Une qui doit se cailler la mollasse, c’est miss Vance, car elle n’a pas cherché à louvoyer lorsque je lui ai parlé des agissements de feu Nacht-Weiss. Implicitement, elle a donc admis que l’homme aux serpents travaillait pour le compte de Konopoulos.
Et ça va donner quoi, ce bigntz en conclusion ?
Je me dis que je ferais sûrement mieux de me casser avant qu’il y ait du grabuge. Parce que je sens du grabuge. Comprends-moi : si Son Excellence Konopoulos trempe dans une affaire bourrée de meurtres, elle n’hésitera pas (je dis elle pour deux raisons aussi valables l’une que l’autre : excellence appartient au genre féminin, et Konopoulos presque aussi) à me supprimer. D’ailleurs, la livraison des mignons serpents à l’hôtel n’est-elle pas révélatrice ? Et moi, bonne pomme, je suis laguche, à attendre mon destin sous l’œil impitoyable d’une caméra. Me suis rendu délibérément à l’abattoir, somme toute.
Si je tente de filocher, je risque d’avoir maille à machin avec quelques malabars de service. Ou alors, faut s’y prendre comme un chef.
Dès lors, l’Antonio chéri organise sa décampade.
Je m’essuie le front de mon mouchoir, comme un qui sue (de secours), qu’ensuite j’ôte mon imper et le dépose sur le dossier d’un siège voisin. Je laisse s’écouler un bout de moment. Et puis je me lève pour signaler à l’objectif les fourmis capricieuses qui investissent mes jambes.
Me voici hors champ. Je sors dans le couloir. Le larbin de tout à l’heure est occupé à dresser le couvert dans la salle à manger.
Je l’hèle depuis l’encadrement de la lourde.
— Dites voir, où sont les toilettes, siouplaît ?
Il vient me désigner le vestiaire, près de l’entrée, isolé par un double rideau de velours cramoisi qui fait un peu Guignol.
Je gagne les chiches. J’espérais un fenestron. Il y en a bel et bien un, mais défendu extérieurement par une grille en fer forgé de toutes pièces, comme un mauvais alibi.
Je rebrousse devine quoi ? Oui : chemin ; bravo ! Le hall est désert. Le larbin sifflote dans la salle à briffer. Je déponne la porte d’entrée, vachement massive. Simple comme bonjour. Dehors, la noye est définitivement tombée. Une brise mordante soufflant du lac chiffonne la roseraie sans roses. Manière de donner le change, au cas où l’on m’observerait, je prends la direction opposée à celle du portail. On peut croire à une balade dégourdissante. Je contourne le bâtiment des communs, m’arrêtant de-ci et de-là pour m’intéresser à la construction que des projos savamment disposés transforment en « Son et lumière sur le Parthénon ». Le son étant produit par le bruit de mes pas dans les graviers.
Je parviens, après avoir exécuté un assez grand tour, au parking où j’ai remisé ma pompe. Un zoizeau nocturne se met à hululer, comme pour m’avertir de faire gaffe à mes plumes. J’éprouve un sentiment de malaise qui va croissant (comme disent les pâtissiers arabes). Danger imminent ! Je suis bel et bien venu me filer dans la gueule du loup. Et je n’ai pas le moindre robinet à eau chaude à dispose pour me défendre.
La tire à feu Nacht-Weiss est là, bien tentante. J’ai laissé la clé de contact en place. Ne me faudra pas lulure pour opérer la manœuvre Grand-Siècle et décarrer en trombe (d’Eustache).
Je mate les alentours et autres environs : nobody ! Eh bien, n’alors ? Qu’attends-tu, l’artiste ?
Me décide pas à jouer la belle.
Pourtant, bon Dieu, je ne suis pas prisonnier du « Bout du Monde » ! A preuve : j’y circule librement.
D’un geste décidé, j’actionne la portière et me jette au volant. Contact. Ça ronfle. Manœuvre. Marche arrière, braque tout, en avant ! Facile. Personne ne s’interpose. Qu’avais-je à redouter ? Je m’arrache du parkinge, je gagne l’allée principale. Une double haie de lampadaires diffusant une lumière orangée me fait une voie triomphale vers la liberté.
Je guigne dans mon rétro, vérifier si on me suit.
Aucune bagnole ne me prend en chasse. Mais… Putain d’elle ! Mon sang se glace. Je pousse une exclamation qui est à la limite du cri de terreur. Je freine en catastrophe, me dévoiture en plongeant en avant sans me soucier de la réception. La portière violemment ouverte fait un aller et retour après mon éviction et se referme.
Je reste à terre, le battant chamadeur, avec toujours des cubes de glace dans les pipe-lines à la place du raisiné.
Ce que j’ai aperçu dans le petit rectangle de miroir ! Oh ! sang du Christ, je ne pourrai plus l’oublier. Sur la plage arrière de la tuture, un grouillement de serpents. T’entends, Bougnazal ? Le vrai écheveau de reptiles qui se disloquait pour venir à moi. J’étudie ma carcasse. N’ai-je pas ressenti une morsure ? Peut-être l’une de ces infernales bestioles se trouvait-elle sur mon siège ? Ou lovée autour des pédales ? La peur crée l’autosuggestion, toute ma viande croit éprouver des atteintes perfides, pointues, implacables.
Je reste planté devant un lampadoche. Pas faraud. Là-dessus, tandis que mes genoux font bravo, une grosse chignole surgit. Ses phares m’inondent. Je devrais tailler la route, les coudes au corps, les chevilles au menton, mais je me sens de plomb.
La lumière des calbombes baisse d’un cran, le conducteur se foutant en code. Je reconnais la Rolls tout ce qu’il y a de Royce à l’Excellence.
Jacob, le chauffeur qui m’interpella sur la route du lac, passe sa bouille patibulante hors du carrosse.
— Dégagez cette voiture ! m’enjoint-il.
— Dégagez-là vous-même, rétroqué-je (car j’en ai ma claque de toujours rétorquer.)
Ayant ainsi parlé, je me dirige piétonnement vers la sortie.
L’effet ne se fait point attendre.
Deux des portières de la Rolls (vachement Royce pour son âge) s’ouvrent.
— Halte ! dit Jacob. Venez un peu par ici, l’ami.
— Demain, réponds-je, j’ai oublié mes granulés à la maison.
Et je poursuis mon chemin.
Voix de son Excellence Konopoulos :
— Faites ce qu’il vous dit, sinon il va ouvrir le feu sur vous, monsieur. Vous êtes dans une propriété privée, chez un diplomate, et votre trépas serait consécutif à un acte de légitime défense !
Son ton est bourré de sincérité. Ce qui différencie le mensonge de la vérité, ce n’est pas le vocabulaire, mais l’intonation. Il est évident que si le chauffeur me praline à cette distance, ils seront obligés, ensuite, de nettoyer le macadam de l’allée à l’eau de Javel. Je lui offre dès lors de la partie face — la plus seyante — de mon individu et exécute les quelques pas qu’il m’exige.
Konopoulos porte un joli pardingue en cigogne (comme dit Béru), plus un long foulard de soie verte. Sur pied, il ressemble à ces pichets satiriques anciens représentant des personnages célèbres. Sa bonbonne proémine. Ses lunettes à grosse monture racontent qu’il a dû vouer une forte admiration à son compatriote Onassis.
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