Je ne parviens pas à capter son regard derrière les verres épais.
— Passez-moi votre arme, Jacob. Et dégagez l’allée en allant remiser cette voiture.
Le driveur obéit. Il remet son feu — en le présentant par la crosse, comme on doit toujours le faire dans la bonne société — et va prendre place dans la bagnole de Nacht-Weiss.
Moi, intéressé, je suis le développement de la manœuvre. Jacob se déplace à reculons, en direction du parking. Il pilote avec beaucoup de sûreté. L’auto prend le virage en marche arrière, après un imperceptible ralenti, puis va se loger sur l’aire de remise. C’est alors que, brusquement elle accélère et va emplâtrer, dans un fracas d’aubaine de carrossier, la gentille Mini de Connie Vance. Ça produit un rude varhahoum, crois-moi. Les deux véhicules passablement enchevêtrés, ces petits dégueulasses, parcourent une dizaine de mètres, traversent les arceaux de la roseraie et vont finir dans la vitraillerie d’une serre, vu que le pote âgé se trouve pile derrière. Le moteur cale. Et puis plus rien de rien.
— Mais il est fou ! s’écrie Konopoulos.
Il a pris une voix fluette de gonzesse, la stupeur aidant.
D’un geste brusque, je mets l’instant à profit pour lui bicher le bras et je le lui lève bien haut afin que l’arme cesse de me regarder en face.
— Lâchez-moi ! intime-t-il.
— Laissez préalablement tomber ce revolver, Excellence.
— Lâche-moi, pauvre con ! redit le diplomate que merde, je sais pas où ils vont chercher des mecs aussi mal embouchés, de nos jours pour entrer dans la carrière.
Et tout en écoutant ces fâcheuses paroles, j’éprouve le dur contact d’un objet pointu au niveau de mon pauvre cher foie qu’heureusement j’ai Vichy Sintior à sa disposition. Ce vilain avait sa propre pétoire. Il l’a sortie à l’aide de sa main gauche et me l’applique sur l’abdomen. Te dire que M. Konopoulos possède d’autres arguments que le langage diplomatique pour s’extirper des situasses néfastes.
Alors, bon, je le lâche.
— Ne recommencez pas ! il prévient.
Puis il hèle son chauffeur.
— Jacooooob !
Mais, zob, zobi, zobinche, si je puis décliner ainsi, le pilote hors ligne reste muet. Ce chauffeur hélé est devenu un chauffeur ailé. Sûr qu’il arrive déjà à l’entrée de service du Purgatoire, façon de s’y refaire une conscience.
— Je ne voudrais pas jouer les mauvais augures, Excellence, mais je crains que vous ayez à chercher un autre chauffeur.
Il est foncièrement mécontent. Fait un bruit avec le coin de sa bouche comme un qui n’a plus de dents et qui voudrait mordre tout de même dans une tranche de melon.
— Avancez en direction de la maison, et surtout pas de geste inconsidéré ! J’ai un pistolet dans chaque main.
On va. Une certaine agitation se met à poindre dans la vaste demeure. Quelqu’un a entendu l’impact des bagnoles. Le quelqu’un a prévenu les autres et tout le monde s’empresse. Il y a là Connie Vance, Belle-de-Mai, le larbin, une cuisinière, une femme de chambre, un jardinier-laveur de voiture, plus un gars pas situable, habillé d’une combinaison kaki mais qui ne fait pas travailleur manuel pour autant.
Tous foncent aux bagnoles. Alors je me mets à hurler :
— N’ouvrez pas les portières, pour l’amour du ciel !
Pour l’amour du ciel ! C’est à des exclamations de ce tonneau que tu reconnais la parfaite éducation du mec, sa fringance morale, sa tenue sociale.
Ils ont un temps d’arrêt et se retournent.
Je m’adresse à Konopoulos.
— La bagnole dans laquelle se trouve votre chauffeur est truffée de serpents, il a été mordu et il est clamsé à son volant, d’où cette collision !
Konopoulos joint ses avertissements aux miens. Pour lors, la troupe recule, épouvantée. Par chance, aucune vitre n’a été brisée.
— Stefano ! appelle le diplomate.
Le gars à la combinaison crème se pointe. Mon « hôte » lui file des consignes en grec moderne, dialecte que j’ignore couramment. Stefano s’éclipse et revient très peu après pourvu de fil de fer qu’il utilise fort adroitement pour me maintenir les poignets dans le dos. Après quoi, il me pose familièrement une main sur l’épaule et me dit :
— Par ici.
Sa ferme pression me contraint d’avancer (ce qui est assez dans mon tempérament). Nous gagnons les communs.
L’homme m’ordonne de grimper un escalier de ciment, ce que je fais. Il se tient à six degrés au-dessous de moi afin d’éviter une ruade, ce qui lui serait arrivé, espère, sans cette sage précaution.
— Dos au mur ! m’enjoint (de culasse) Stefano lorsque j’ai accédé au palier.
Je.
— Avancez vos jambes en avant !
Je re.
Dans cette posture je ressemble à une échelle appuyée à un mur. Or, il est superflu de te le prouver par un dessin, mais une échelle appliquée contre un mur n’est pas en état de te flanquer un coup de pied.
Satisfait, Stefano ouvre une porte de fer avec une petite clé plate. Coule un bras à l’intérieur du local et, à tâtons, actionne le commutateur.
— Venez !
Je me dégage de la paroi d’un coup d’épaule. Pénètre en un lieu bizarre bizarre, j’ai dit bizarre, qui fait songer à un atelier où se pratique de la mécanique de précision. Un très long établi de métal, des machines-outils chromées qui m’ont l’air très sophistiquées, sans que j’y connaisse quelque chose, des lampes de laboratoire, répandant une lumière aussi intense que celle du jour en plein soleil, des armoires garnies de formica blanc. Le tout donne une impression d’ordre, de précision et de tout ce qu’il t’amusera d’ajouter pour ta convenance personnelle, tiens, je te laisse de la place.
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Ça t’a suffi ?
Parfait.
Ce qu’il y a de plus rare, ici, en dehors de la photographie en couleur de Marlène Dietrich dans l’Ange Bleu , c’est de quoi s’asseoir. Un seul tabouret somnole sous l’établi. Stefano le ramène, du pied, à portée de cul et me le désigne.
— Trop aimable, remercié-je en m’y déposant.
Il a conservé son rouleau de fil de fer sur l’épaule. Le reprend en main.
— Mettez vos pieds joints sous le tabouret !
Un orfèvre de la chose. Lui, il ne prend aucun risque. Pour me ligoter les nougats, il passe par-derrière, tu piges ? Mes chevilles solidement entravées, il les relie à mes poignets toujours à l’aide de son foutu fil de fer.
Il a bonne mine, le téméraire Santonio, ainsi en arc de cercle. Je dois ressembler à un mobile de Calder qui serait immobile.
Un grésillement retentit.
L’homme à la combinaison kaki décroche le téléphone mural. Je reconnais le timbre autoritaire, avec toutefois des inflexions pédoques, de Konopoulos. L’autre écoute en ponctuant par des acquiescements de gorge. Quand il a raccroché, il va farfouiller dans des casiers et rassemble tout un matériel mystérieux pour moi. Il y a des fils, des boîtes, des piles, des zizulicks, des scrafouilleurs, des blennoranches et, me semble-t-il, mais d’où je suis placé je ne peux pas en être certain, un empaffeur de coagulation. Méthodique, le sieur Stefano aligne ces objets sur l’établi. Entreprend alors de les rassembler. Il œuvre armé de petites pinces fluettes comme celles des horlogers, à gestes précis, l’air concentré.
— Ça consiste en quoi ? lui demandé-je.
— Vous verrez, me répond-il, avec une espèce de ton prometteur qui ne me dit rien qui vaille.
Quand il a terminé son bricolage, il va prévenir son patron. Je n’ai pas eu le temps d’apprendre le grec depuis mon arrivée dans cet atelier-laboratoire, mais les intonations sont révélatrices du contenu des mots, et j’ai toujours dit, écrit, gesticulé, que le vocabulaire est un luxe dont on pourrait se passer.
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