J’ai prié le Dabe de s’informer auprès de la C.I.A. pour demander à ces messieurs ce qui tant intéressait Kaufmann chez Sliffer. Monseigneur le Scalpé du donjon a eu la réponse dans les plus brefs des laids : « Ne vous occupez plus de rien, laissez tout tomber, y compris l’enquête sur l’assassinat de Kaufmann. » On ne peut prendre davantage la police française pour de la merde en branche.
— Tu parais tracassé ? murmure Félicie.
— Y a de ça, conviens-je.
Antoine tire la langue en appuyant comme un perdu sur son crayon, à croire qu’il est en train de déraciner des gentianes dans les alpages.
— En somme, il me dit, un « a », c’est un « o » avec une queue, hein, Tonio ?
— Exact, force m’est de convenir.
Il poursuit sa démonstration :
— Et un « i », c’t’une moitié de « u » qu’on a mis un point d’sus ?
— Entièrement d’accord avec toi, brin d’homme.
Et voilà qu’un pas pressé malmène les graviers de l’allée et qu’un poing impatient fait soudain vibrer notre porte.
Félicie sourcille.
— Laisse, j’y vais ! dis-je en me levant.
Je me trouve face à un individu vêtu d’un long pardingue noir et coiffé d’une casquette de marinier dont la visière s’arrête à ses sourcils.
— Oui, oui, c’est bel et bien moi, mon cher, déclare la voix du Vieux. Je suis venu vous parler loin des oreilles indiscrètes.
Je le fais entrer dans notre salon-salle à manger. L’horloge à balancier nous y accueille, présence quasiment humaine.
Le Vénérable retire sa gapette ornée d’une ancre coralline, aurait dit Mac Orlan. Aussitôt, sa boule se met à étinceler sous notre lustre hollandais comme une vitrine de Burma.
— Là-bas, murmure-t-il en se déposant sur une chaise, je suis sur des charbons ardents. On me surveille, on m’écoute. Dans l’ombre de cette chère maison à laquelle j’ai consacré le meilleur de moi-même, on dresse les bois de justice qui me décapiteront, San-Antonio. Alors, je feins, je ruse, j’en remets ; ce faisant je diffère seulement l’inéluctable ; mais ma tête vacille déjà sur mes épaules. On n’est pas dupe : on me sait trop. J’appartiens à d’autres méthodes, à une autre société, je descends d’une autre planète où les sapins fournissaient davantage d’arbres de Noël que de cercueils, comprenez-vous ? Vous me comprenez bien ? Complètement ? De fond en comble ? Merci.
— Un bloody-mary , monsieur le directeur ?
— Oui, volontiers, c’est cela, buvons. Je hais le gros rouge que je m’efforce d’ingurgiter depuis un certain temps. Un bloody-mary , mon enfant, mon tout petit, mon gentil dauphin, vous connaissez parfaitement mes goûts. Un beau bloody-mary franc et massif. Compte tenu de l’heure qui s’avance, vous serez gentil de mettre davantage de vodka que de sauce tomate, et beaucoup de poivre pour le bien muscler.
Je me déguise en barman. Lui sers un plein verre à demi, presque rose tellement l’alcool prédomine. Il goûte à lapées de chaton.
— Si même vous aviez un peu de sauce chilienne, mon petit vieux… Vous en avez ? Il en a ! Dieu soit loué ! C’est cela, la classe, San-Antonio : le garçon capable de vous sortir un bloody-mary parfait à l’improviste. Et maintenant, causons. Vous voulez bien ? D’homme à homme, en secret. Vous devinez de quoi ?
— De l’affaire Kaufmann ?
— Bravo ! Je vais vous dire, petit, ces gens de la C.I.A. me font… Madame votre mère ne peut nous entendre ?
— Soyez sans crainte, patron.
— Bon. Je reprends : ces gens de la C.I.A. me font chier, San-Antonio. Et quand je dis chier, c’est chier, j’ai beau chercher, je ne trouve pas de mot plus précis pour cerner ma pensée.
— Celui-ci est d’une parfaite éloquence, le rassuré-je.
— Merci. Je suis un maniaque du verbe, vous savez.
— Je sais, monsieur le directeur.
Il ferme les yeux et tète son bloody-mary .
Puis :
— Répétez !
— Quoi donc, monsieur le directeur ?
— Ces trois mots : « monsieur le directeur ». J’en ai besoin ! Ils me sont si musicaux. Et je m’en prive par pure démagogie. Vous ne me trouverez pas un peu salope, sur les bords ?
— Quelle idée !
— Répondez par l’affirmative si vous le pensez, mais ajoutez : monsieur le directeur. Dites « Oui », ou « Non », mais dites « Oui, monsieur le directeur », ou « Non, monsieur le directeur ».
— Non, monsieur le directeur.
— Embrassez-moi, Antoine ! Si, si, j’y tiens. Vous connaissez la parfaite orthodoxie de mes mœurs, n’est-ce pas ? Moi, c’est gonzesses, gonzesses et regonzesses ! Alors laissez-moi vous flanquer l’accolade, garçon !
Je lui fais la bise. Il me la rend. Il sent bon l’after-chèvre, comme dit Béru.
— San-Antonio, je vais vous étonner. Êtes-vous prêt à recevoir une grande nouvelle ?
— Vous m’avez conditionné, monsieur le directeur.
— Je viens de prendre huit jours de vacances, Toinet.
— Vous les avez bien mérités, monsieur le directeur, me hâté-je de pourlécher.
— Ces huit jours, nous allons les passer ensemble, continue le Vieux dans la foulée.
Un grand frisson de bonheur horrifié déferle jusqu’aux rives les plus méridionales de mon fondement.
— C’est trop aimable à vous, monsieur le… Seulement, j’ai pris la totalité de mes vacances, et…
— Il s’agit bien de vacances ! vageule le Big Boss. Nous allons tirer l’affaire Kaufmann au clair, oui ! Vous et moi, comme les trois Suisses ! Unis ! Je mets la main à la pâte, mon gamin ! Des décades que je n’ai personnellement travaillé sur le tas ! Ça me démange. J’ai besoin d’air, d’action ! Ah ! ces foutus Ricains de mes couilles nous prennent pour des guignols ! Eh bien ! nous allons leur infliger une leçon, mon petit ! Nous sommes encore chez nous, que je sache. Êtes-vous prêt ?
Un élan galvaniseur m’incite à taper du talon. L’instant est tricolore sur fond doré.
— Je le suis, monsieur le directeur !
— Si donc vous êtes prêt, que votre valise le soit également, San-Antonio ! Et surtout ne vous surchargez pas ! Allez droit à l’essentiel : un smoking, quelques chemises de soie, deux ou trois pulls en cachemire, votre pardessus de vigogne. Si vous possédez une Rolex en or, prenez-la : on file dans un endroit chic. Et n’oubliez pas votre passeport : on va voyager. Il me reste des fonds secrets « d’avant », San-Antonio. Pas mal, voire même beaucoup. J’ai toujours été parcimonieux, mais à présent, nous allons les faire valser. Quand le cygne chante, il n’économise pas sa voix, c’est carrément le contre-ut !
Le taxi brimbale sur la route peu encombrée. Il brinquebale, même, selon moi, à certains nids-de-poules, car je marque une nette différence entre brimbaler et brinquebaler (qui peut se dire aussi bringuebaler) bien que le dictionnaire nous les fournisse comme étant de signification identique. Je suis davantage secoué dans un véhicule qui brinquebale que dans un qui brimbale.
Cela dit pour combattre un peu ton ignardise au passage, mais nous allons parviendre dans le vif du sujet, rassure-toi.
D’ailleurs, un panneau indicateur annonce que nous atteignons Marbella.
Le driverman laisse la ville et ses buildinges sur sa gauche pour foncer en direction du fameux Fuente , haut lieu de l’hostellerie espagnole (est-ce Pagnol ?).
Belle réalisation que cet établissement en forme de village luxueux, à l’architecture plaisante, au modernisme raffiné, enrichi d’une végétation luxuriante. Deux piscines, un ruisseau enchanteur qu’enjambent çà et là des ponts de rêve, des arbres exotiques bondés de blanches colombes et d’aimables zoziaux musicaux. Bon, voilà pour le dépliant.
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