Il n’était question que de corruption politique. La rumeur d’un retour au franc revenait, lancinante. Le président de la Monnaie de Paris démentait que les modèles de coins monétaires existaient déjà dans ses armoires : « Et j’interdirais même à nos artisans d’y travailler si l’un d’eux me le proposait, cette légende tenace est absolument absurde. » Voilà qui était clair.
La situation en Europe centrale était toujours aussi préoccupante, la guerre civile était près d’éclater en Autriche, au Liechtenstein et en Borostyrie. Paul ferma les yeux. L’émirat de Barjah était fier d’afficher qu’il était devenu la première destination touristique du Moyen-Orient. En France, les comptes de campagne du président de la République, Guillaume Graindorge, venaient d’être invalidés par le Conseil constitutionnel. C’était une bombe politique. Le vieux président Achille-Louis Loumet, qui siégeait parmi les sages, annonçait avec une jubilation contenue la nouvelle aux journalistes regroupés au Palais-Royal. Le fringant Graindorge allait-il devoir démissionner une semaine après son élection ?
Intéressé, Beautrelet regarda quand même sur sa tablette, il voulait entendre exactement la manière dont Loumet, du même bord politique que Graindorge et qui pesait chaque mot en grand avocat, s’y était pris pour poignarder ainsi son ami de toujours, son ancien poulain, le nouveau chef de l’État. Il l’entendit déclarer : « Cela n’est jamais arrivé dans l’histoire de la République qu’on annule l’élection d’un chef de l’État. Et pourquoi pas ? »
*
Il ne faut pas prendre ses rêves pour des réalités. Paul Beautrelet — il a cessé, depuis cette horrible nuit dans les forêts de Borostyrie, de s’appeler lui-même Isidore — a un doute : il a frémi en entendant cette phrase, dite d’une voix chevrotante. Le sage menton du président Loumet lui semble étrange, et lui rappelle quelqu’un…
À peine cette image effacée de l’écran, la nouvelle qui suit bouscule l’actualité. Paul allume sa télévision pour regarder le direct. France 2 filme un luxueux immeuble du XVIe arrondissement de Paris, du côté de l’avenue Montaigne, dans ce paradis invivable que les agents immobiliers appellent le « triangle d’or ».
La société Galathée, qui a organisé tous les meetings du président Guillaume Graindorge, et lui a permis d’être le plus jeune à accéder à cette fonction depuis Valéry Giscard d’Estaing, vient d’être cambriolée, en plein Paris, entre deux boutiques de luxe couronnées d’un diadème de caméras de surveillance. C’était le quatrième cambriolage dans ce quartier depuis un mois, les commerçants se plaignaient sur France 3 Paris Île-de-France. Sauf que cette fois-là, aucun d’entre eux n’était touché.
On n’a pas pris d’argent, dans l’appartement haussmannien transformé par Galathée en bureaux « de prestige », mais on a raflé tous les ordinateurs, douze portables extraplats, qui ont dû tenir dans une petite valise. La porte n’a pas été fracturée. Le voleur devait même être connu du personnel de la société.
Paul sourit. Il a cessé d’avoir froid, alors que sa fenêtre est grande ouverte. Il se lève.
Le seul indice qu’aient trouvé les enquêteurs est, sur la sonnette, un petit bristol avec l’angle droit corné. Mais évidemment, l’inspecteur Ganimarion, déjà sur les lieux en personne, affirme qu’il faut considérer l’information avec la plus grande prudence. Il semble à la fois préoccupé et, curieusement, ragaillardi.
La caméra fait ensuite un gros plan sur cette carte de visite à l’ancienne, sans adresse ni téléphone, imprimée dans un élégant bleu-gris où l’on peut lire :
Arsène Lupin,
gentleman-cambrioleur,
(à suivre).
Lettre de l’auteur à Maurice Leblanc
Cher Maître,
Le cent cinquantenaire de votre naissance a été l’occasion de grandes fêtes en votre honneur, à Paris, au Petit Palais, et chez vous, à Étretat. Vous avez été relu comme vous deviez l’être : comme un écrivain. En France, le roman policier passe encore trop souvent pour un genre mineur. Vous qui rêviez d’être Flaubert ou Maupassant avez su révéler, en filigrane, dans vos nouvelles et vos romans, le potentiel policier que contiennent Madame Bovary et Le Horla .
Dans la tradition de Balzac, qui inventa le roman policier français avec une nouvelle méconnue, L’Auberge rouge , premier récit d’un meurtre perpétré dans une chambre close, et dans son célèbre roman Une ténébreuse affaire , vous avez compris qu’à travers le roman à énigmes c’était toute la littérature du XIXe siècle, dont vous étiez l’héritier, qui pouvait se prolonger, par d’autres moyens, dans votre XXe siècle.
Vos « Lupin » ont été, à leur manière, votre version de L’Envers de l’histoire contemporaine , pour citer un autre titre de Balzac. Vous avez mêlé à vos histoires le Kaiser Guillaume II, les premiers sous-marins, l’automobile et les immeubles du Paris moderne. C’est pour cela aussi, pour ces détails qui créent un esprit d’époque, un ton 1900, que vos romans sont devenus des classiques, susceptibles d’inspirer un auteur d’aujourd’hui, qui a eu envie de lancer votre héros, le gentleman-cambrioleur, dans ce XXIe siècle où on ne vole pas les mêmes choses que de votre temps.
Nos coffres-forts sont virtuels, nos guerres sont souvent sans armes, nos trésors ne sont plus uniquement des œuvres d’art. Votre héros, lui, est immortel, et grâce à lui vous avez réussi à être le vrai successeur de ceux que vous admiriez dans votre jeunesse et qui vous ont donné envie d’écrire. C’est ce même tribut de reconnaissance que veut vous payer, modestement, un romancier qui doit tout à ses lectures d’adolescence, et qui dédie respectueusement ces pages à votre mémoire.
Ces sept aventures sont une fantaisie contemporaine, écrites « pour le divertissement de l’auteur », selon la formule de Théodore de Wyzewa dans un mémorable article au sujet du roman anglais paru en 1907 dans La Revue des Deux-Mondes .
Elles reprennent les titres de quelques romans et nouvelles célèbres de Maurice Leblanc. Mes remerciements vont à ma chère Florence Leblanc, à laquelle je tiens à associer le souvenir de son mari, mon ami Michel Boespflug, qui m’a autorisé à transposer ainsi à l’époque contemporaine les aventures du gentleman-cambrioleur et à utiliser les personnages inventés par son grand-père.
Je suis sensible à ce témoignage d’amitié, qui est aussi un grand honneur, puisque la famille Leblanc n’avait jusqu’alors donné cette autorisation qu’à Boileau et Narcejac et à Michel Zink.
Quant aux récits eux-mêmes, ils sont liés, comme le faisait Leblanc, à des événements d’actualité et à des personnes réelles : toutes ces ressemblances avec des faits existants sont donc parfaitement volontaires.
Il est évident que François-Étienne Trévignon ressemble un peu à Michel-Édouard Leclerc, Tristan de Paramparz à Christian de Portzamparc et Juzo Tadamishi au dessinateur Jirô Tanigushi, les caisses Bouchu aux célèbres caisses Chenue qui assurent le transport des œuvres d’art des plus grands musées, tous, les entreprises et leurs dirigeants, les ministres de la Culture, les présidents du Louvre et les bedeaux de la cathédrale de Strasbourg me pardonneront, je l’espère, de les avoir transformés en figures fictives, dans ce roman dédié au roi des déguisements et des pseudonymes, en prenant bien sûr les plus grandes libertés avec la réalité. Antoine Gallimard, PDG de Gallimard et de Flammarion, verra que le personnage de l’inspecteur Ganimarion est avant tout inspiré par le personnage de Ganimard, l’inspecteur ridicule créé par Leblanc — ce dont son grand-père, Gaston Gallimard, ne s’était pas formalisé outre mesure…
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