Lupin afficha alors une page d’accueil de Facebook.
« Regarde maintenant. J’ai tous les instruments pour mesurer un visage. Prenons celui-ci. Tu reconnais ce vieux Sholmès. Pourtant, il n’est pas sur Facebook. J’ai possédé Facebook pendant vingt-quatre heures, ensuite je l’ai rendu au monde. J’ai évidemment gardé des archives. J’avais besoin que le réseau continue de fonctionner. Tout le monde a cru à une bonne blague. Regarde, avec la précision au micron près de mon appareil de mesure microscopique, au centre de l’œil de cristal, je fais apparaître une image : voici Sholmès, photographié à l’anniversaire de sa nièce, à son insu. Je peux savoir qui il est. Imagine quand l’œil sera implanté. Je pourrai, tu pourras, tout le monde pourra un jour savoir qui est la personne qui est en face de nous dans le métro ou en réunion, ce qu’elle aime, ce qu’elle fait, quels amis communs on a peut-être avec elle, quelle famille elle doit supporter…
— Génial !
— Ce que tu peux être vulgaire parfois. Tu n’as plus douze ans. Ce matin, je veux faire avec toi un dernier réglage, je veux que les images mentales que mon œil artificiel va introduire dans le cerveau humain soient parfaites pour ce qui concerne les couleurs. Il faut étalonner le Pantone, à partir des vraies fréquences colorées que capte l’intelligence humaine. Et je me suis permis d’apporter le plus parfait des prismes. Sabine, vous voulez bien ouvrir la fenêtre, il y a une jolie lumière aujourd’hui sur la place des Vosges. »
Il avait dans sa poche le diamant des princes, des rois et des empereurs.
*
Le Régent retrouva quelques jours plus tard sa place dans sa vitrine. Lupin n’en avait plus besoin. Il n’avait fait que l’emprunter. Il aimait que les trésors du Louvre servent ainsi à construire l’instrument du futur qui allait révolutionner la vie de tous les hommes.
Beautrelet rentra chez lui, troublé comme il ne l’avait jamais été. Il savait que cet homme, qui aurait pu avoir l’air d’un fou, d’un imposteur, d’un mégalomane, avait raison point par point. Et cela lui faisait peur.
Lupin regagna sa caverne, système optique gigantesque d’où il observait Paris, satisfait comme un confesseur du Moyen Âge venant d’arracher une âme au démon. Il avait libéré le corps du petit Beautrelet des griffes de la diabolique Joséphine Balsamo. Le jeune homme désormais lui serait tout acquis.
Paul, cessant d’être « Isidore », se mettait, à la même minute, à sa table de travail — après avoir calé son fauteuil Voltaire contre le bord du grand miroir, pour éviter de le voir s’ouvrir… Il écrivit d’une traite, presque sous hypnose, comme si son intelligence avait été dopée, la fin du scénario de La Mort qui rôde . Le tournage en était à l’épisode 6. On diffusait le 4 la semaine prochaine — le temps entre la diffusion et la réalisation était réduit au minimum, pour pouvoir tenir compte des réactions des internautes et satisfaire le public, mais cette fois Beautrelet n’en ferait qu’à sa tête : il savait exactement quelle fin il voulait, et il savait que ça surprendrait et que ça plairait.
On lui réclamait l’épisode 8, avec le meurtre. Il était prêt. En revenant à pied de la place des Vosges il avait tout trouvé. Le public attendait bien sûr que le vrai mari de Wallis tue lui-même, ou fasse tuer par les terroristes, l’imposteur qui avait pris sa place dans le lit de sa femme. La solution de Beautrelet était évidente : le faux mari n’avait jamais été faux, c’était le vrai, qui avait choisi cette parfaite couverture pour échapper aux assassins. Mais comme il était amoureux de sa femme — perversion comme une autre — il l’étranglait, à l’ancienne, comme Othello étouffa Desdémone, par jalousie. Wallis mourait d’avoir accepté de tomber dans les bras de celui qu’elle pensait être une doublure.
Paul envoya le tout, bien décidé à ne plus entendre parler de cette histoire. Il expédia aussi, ensuite, la bonne réponse. Il avait évidemment peur d’être doublé par ce renard de Lupin, qui était capable de deviner tout cela…
Il vit en un instant deux images se brouiller dans son cerveau : Mayako, la demoiselle aux yeux verts ; Joséphine, la comtesse aux pieds nus, deux sourires, stéréoscopiques — il les avait perdues sans doute à jamais, l’une et l’autre… Et comme c’était un garçon qui avait beaucoup de cœur, il sentit gentiment que les larmes risquaient de lui monter aux yeux. Il se reprit, se moucha, et partit boire un verre avec d’autres amis d’université, qui eussent été bien étonnés et incrédules s’il leur avait raconté ce qu’était devenue sa vie.
Le gagnant fut inattendu. Il battit Beautrelet, car il avait posté sa réponse dès la fin de l’épisode 2. Il empocha la mise mais ne voulut pas paraître à la télévision : il s’agissait d’un important fonctionnaire du ministère de l’Intérieur.
L’inspecteur Ganimarion avait compris que Luis Perenna était Lupin : la barbiche, les sourcils, l’accent un rien exagéré, on ne la lui faisait plus. Il attendait de le voir gagner à nouveau, et il avait ses hommes à Barcelone pour procéder à l’arrestation. Mais comme il avait le goût du jeu, il s’était amusé à envoyer lui aussi une réponse au concours, pour voir. Enfer et damnation, il avait été le plus rapide, c’était lui qui avait gagné. L’inspecteur Ganimarion ne sut jamais que ce jour-là il avait non seulement fait taire cet agaçant petit Beautrelet, qu’il ne supportait pas, mais impressionné et vaincu son adversaire de toujours, qu’il désespérait de coincer, Lupin — ce gentleman qui en lui laissant gagner une fortune venait, une fois de plus, de lui échapper.
Chapitre 7
L’Aiguille creuse
Arsène Lupin était amoureux. La Borostyrie venait de proclamer son indépendance, et cette nouvelle république s’était donné une présidente, Olga Sarek. Dans un environnement politique tendu, elle était libérale, ouverte aux idées sociales, fustigeant à chaque discours ces groupuscules néonazis qui, dans les pays voisins, s’érigeaient en partis politiques de plus en plus violents. Elle était devenue, dans cette région perturbée de l’Europe centrale, le rempart de la démocratie. Elle était, aussi, surtout, incontestablement, très jolie.
*
Lupin avait couru voir ce petit État tout neuf. Dès qu’un pays accédait à la liberté, il fallait qu’il y aille. Cette fois, son voyage avait pris un caractère presque officiel. Il s’était arrangé, sous une habile couverture, pour se faire inviter par la cheftaine de l’État à séjourner dans sa capitale de Bruck-Mürzzuschlag, une petite ville d’art et d’histoire florissante attelée par la magie d’un trait d’union à une cité industrielle ruinée.
La minuscule métropole, dont l’urbanisme échappait à toutes les lois du genre tant il était confus, n’avait pas été construite pour prendre la tête d’un pays. Peu importe, ce désordre urbain, où la citadelle restaurée à neuf était à cinq minutes de l’usine en ruine, avait selon lui beaucoup de charme. Ce métissage lui plaisait. On n’avait pas eu les moyens de construire un parlement, un tribunal, une cathédrale, une mosquée, un monastère orthodoxe, mais tout était en projet. Bruck-Mürzzuschlag donnait une parlante image des deux têtes de ce pays, antique et moderne, nouvel aigle pacifique. L’aéroport borostyrien était encore, l’année précédente, un aéro-club, mais les hôtesses, qui avaient reçu, sous la forme d’un don providentiel d’Emmaüs International, un lot tout neuf d’uniformes Air France des années 1960, griffés Georgette de Trèze, affichant un sourire déjà très international, distribuaient des brochures touristiques.
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