Un épisode parfait, avec cette Wallis qui enchaînait les mots d’esprit, indifférente en apparence à l’atmosphère sinistre de la campagne écossaise en plein hiver qui créait un incomparable décor. Elle avait décidé, pour protéger son mari, agent secret, de s’afficher avec une doublure, un clochard de Glasgow qui ressemblait vaguement à l’homme traqué, et à qui elle offrait une vie de gentleman-farmer, qu’elle éduquait, habillait avec élégance, et qui servirait de chair à canon le jour où les terroristes le dégommeraient. Ce mélange de Pygmalion à la George Bernard Shaw et de terrorisme afghan électrisa le public. Évidemment, le clochard, qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, tombait amoureux de cette bienfaitrice envoyée par le Ciel — et le véritable mari, planqué, cessait brutalement de donner signe de vie. Les assassins cernaient la maison, observaient la vie du couple — qui faisait encore chambre à part à la fin de l’épisode. Des webcams avaient été posées dans la vieille demeure par les terroristes, cela créait un vrai théâtre dans le théâtre, un peu comme dans Hamlet .
Or tout cela ne ressemblait en rien au synopsis que Lupin avait transmis et qui avait été validé. Les idées étaient bonnes, les ingrédients du succès étaient là…
Lupin était obligé de se rendre à l’évidence : les deux premiers épisodes étaient excellents, meilleurs sans doute que ce qu’il aurait pu faire dans ses moments de grande forme intellectuelle.
Une conclusion lui vint à l’esprit, qui ne l’aidait pas à secouer son marasme : la même aventure était arrivée à Alexandre Dumas. Son nègre habituel, Auguste Maquet, étant malade, le grand feuilletoniste se désespérait et s’attendait à ce qu’on lui réclame à cor et à cri une copie qu’il ne pouvait fournir, étant en voyage en Sicile. La lettre de Maquet l’avait alarmé — mais, par un incompréhensible miracle, les feuilletons de Dumas continuaient à paraître, à la grande surprise de celui-ci, qui était seul à savoir que Maquet ne pouvait rien rendre —, il avait appris à cette occasion que son nègre avait un nègre, et que Maquet déléguait tout à Gaspard de Cherville, honorable légitimiste qui écrivait des contes de chasse et de pêche dans sa gentilhommière, et qui avait une excellente plume alliée à de grandes facilités.
Lupin avait vite vu qu’une intelligence rivale, qui devait avoir percé à jour son stratagème, s’était amusée à le doubler, en s’interposant entre lui et la production, pour envoyer les excellents scénarios de la saison 3 : il ignorerait du coup comment le meurtre allait avoir lieu, qui serait tué. Cela signifiait que cette fois-ci Luis Perenna ou quelque autre de ses incarnations n’arriverait pas à toucher la cagnotte.
En jouant avec le Régent, qui décomposait la lumière comme un prisme, Lupin, un matin, avait compris. L’inconnu, ce ne pouvait être que son double, le fils qu’il aurait voulu avoir — fils dévoyé, puisqu’il s’est juré de faire le bien, d’être honnête, de ne rien voler… Beautrelet et lui seul pouvait être assez machiavélique pour avoir deviné qu’il était hors d’état d’agir, et pour prendre sa revanche en humiliant ainsi son vieux papa Lupin.
Aucune preuve, juste une intuition — et même si ses capacités intellectuelles étaient affaiblies, Lupin avait encore son flair. Cette manœuvre avait un côté potache, étudiant en thèse voulant faire son malin, qui ne pouvait venir que du petit Beautrelet, qui passe lui aussi ses nuits à regarder les dernières séries à la mode — c’est bien la culture de cette génération… Sans compter qu’il l’avait vu, place Dauphine, lors de leur dernière rencontre, dans la pose du vainqueur et que lui, Lupin, avait eu l’air de perdre la face. Beautrelet était sans doute aussi le seul à savoir que Luis Perenna est un des noms habituels du cambrioleur, et sans doute avait-il reconnu son visage derrière les postiches de celui qui avait répondu aux questions des journalistes devant la Sagrada Família de Gaudí, cette aiguille d’Étretat éternellement en chantier…
Cette fois, voilà pourtant l’honnête petit Isidore sur la pente d’une grosse escroquerie… Bien sûr, il ne pourra jamais dire qu’il est l’auteur des épisodes de la saison 3. Il ne pourra pas toucher les droits de diffusion sans se dévoiler, mais il va envoyer la bonne réponse au jeu et empocher la prime. La somme est très importante, ce n’est pas cela qui désole Arsène : non seulement il se sent incapable de répliquer mais il a été totalement roulé. Beautrelet doit rire, dans son studio d’étudiant, pendant que lui, dans son diamant en lévitation au-dessus du bois de Boulogne, se contente de visionner dix fois le troisième épisode de la saison 3, plongé dans le désespoir et l’admiration, amorphe, livide, désespéré, déshérité par son fils…
La question à laquelle il se raccroche, dans son désarroi, est la plus simple : pourquoi Beautrelet, qui devrait être totalement accaparé par la fin de ses recherches, qui bénéficie d’une année de bourse lui permettant de subvenir à ses besoins, et à qui la Cagliostro a dû ouvrir en plus de cela un crédit illimité, ses laboratoires et ses usines de médicaments, a-t-il envie de gagner autant d’argent ? Est-ce seulement pour se jouer de lui ? Pourquoi perdrait-il du temps à s’occuper d’un Lupin qu’il estime avoir déjà bien assez jeté à terre et piétiné comme cela ? Quels besoins nouveaux ce petit félon peut-il bien avoir ? Derrière la réponse à cette question se trouve la faille — le point d’appui qui pourrait sans doute permettre à Lupin de renverser la situation. S’il en avait la force.
*
La BBC a diffusé ce soir un nouvel épisode, où rien ne laisse pressentir qu’il va y avoir un meurtre. En plein cauchemar, c’est un conte de fées, une goutte d’eau de rose perturbant la préparation acide et vinaigrée que les épisodes précédents avaient patiemment mise au point. Alors qu’on suivait les terroristes, qu’on imaginait qu’ils allaient attaquer, l’action était centrée, dans la maison de Wallis, sur l’idylle entre la belle et son ancien clochard, voici une sorte de pause fleur bleue en pleine terreur. L’œil du cyclone : excellent procédé, avec une scène torride où elle cède enfin, un adultère qui complique encore la psychologie de la protagoniste, filmé par une caméra de surveillance installée dans sa chambre à son insu, sous l’œil de deux malabars enchantés de ce divertissant interlude. Beautrelet s’était surpassé. Le personnage du mari agent secret n’apparaissait pas du tout dans cet épisode : avait-il déjà été tué ? Où était-il pendant que sa doublure grossière, qui avait pris goût aux chemises de luxe et aux beaux souliers, se jetait sur sa femme ? Et elle, la sublime Wallis, acceptait-elle cette scène d’amour avec l’imposteur parce qu’elle la savait filmée, pour convaincre les terroristes que l’homme qui était dans le lit avec elle était bien leur cible ? Était-elle en train de tromper son mari pour lui sauver la vie ? Il est probable qu’Alexandre Dumas, quand il avait écrit le chapitre des Trois Mousquetaires intitulé « La nuit tous les chats sont gris » où règne ce genre de confusion érotique et dramatique, n’aurait pas trouvé mieux. Lupin était obligé de reconnaître que lui non plus n’aurait pas été aussi bon : le petit faisait du joli travail. De quoi écumer de rage.
Lupin, une minute après la fin des soixante-cinq minutes, prend sur lui. Il fallait que cette situation absurde cessât d’une manière ou d’une autre. Il appuie sur la télécommande pour faire à nouveau la pleine lumière dans sa chambre, le grand toit glisse sur ses rails, lent battement d’aile de chauve-souris. Il a oublié que c’était la nuit, et regarde le ciel et les étoiles comme s’il se trouvait dans un observatoire astronomique.
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