En attendant, rêvant à tous ces hauts personnages de l’histoire, ses prédécesseurs, dans sa maison solitaire, toute fraîche, Lupin fait jouer entre ses doigts gantés de chamois blanc la pierre qui orna le gilet de Philippe d’Orléans, le chapeau de Louis XV, l’épée de Louis XVI, le glaive du Premier consul, le décolleté de Marie-Louise et le diadème à la grecque de l’impératrice Eugénie. À la différence du Sancy ou du Hope, qui portent la poisse, le Régent a toujours été un peu caméléon, donnant sa chance à qui était heureux, et laissant le malheur à qui n’en était pas digne.
Lupin a opacifié, avec une télécommande grande comme sa carte de visite, les cloisons de verre de la chambre, et se concentre sur son écran. Aujourd’hui, comme depuis un bon mois déjà, il est tel qu’en lui-même : ni lentilles de contact de couleur, ni cheveux teints, ni botox ni fausses rides, il s’offre de temps à autre ces moments — que Ganimarion donnerait cher pour pouvoir filmer — où Lupin n’est rien d’autre qu’Arsène. Autrefois, ces jours-là, il se préparait un bon dîner en s’inspirant des recettes de sa vieille Victoire. Lucullus-Lupin dînait alors tranquillement avec Arsène-Lucullus. Il avait la paix. Mais là, il regarde le Régent en éventrant des paquets de chips, il n’a pas faim, et même plus la force de se raser. Depuis des mois, il ne s’exerce plus avec ses haltères, ne court plus le long de la petite ceinture entre les vestiges du Paris disparu. Il se fige devant son ordinateur et regarde des séries anglaises.
Il est tombé dans une sorte d’addiction pour la série La Mort qui rôde , produite par la BBC. Les trois premières saisons ont connu un immense succès commercial et mondial. Il a été pris d’une forme de folie en regardant pour la dixième fois un des derniers épisodes, filmé de manière magistrale, en se demandant comment l’héroïne, Wallis, va ressusciter, alors qu’elle vient de se noyer et qu’on a repêché son corps dans le Loch Ness.
On a vu son cadavre en gros plan, et la police a reconnu que c’était bien elle, analyses ADN à l’appui.
À la fin de chaque saison, il y a un mort, dans un lieu célèbre et surprenant.
La société de production a lancé un jeu, avec une cagnotte colossale, digne d’une série de diffusion planétaire, remise au vainqueur. Il faut deviner qui va mourir, dans quel genre d’endroit, et de quelle manière — sachant que des indices ont été instillés dans les épisodes précédents, bien sûr. Au début de la série suivante, qui sort un peu moins de six mois après, le mort réapparaît, et on comprend seulement à ce moment-là comment le crime a été organisé — ingénieuse manière de pousser à regarder la suite.
Lupin, qui ne tue jamais, est le champion des faux cadavres et des résurrections. Les acteurs de La Mort qui rôde lui plaisent, cette Wallis a du chien, les décors sont superbes, la construction du scénario irréprochable. Ces séries sont tellement mieux faites que les enquêtes et les aventures du monde réel…
D’où l’envie d’aller cambrioler ces histoires qui passionnent tout le monde. Lupin, de guerre lasse, a voulu jouer à manipuler ces fictions à rebondissements dès la fin de la première saison. Pour ne plus rien avoir à faire avec la vraie vie, sans doute. Certes, il n’aime pas la part de hasard qui subsiste dans ce jeu — on peut deviner sans avoir vraiment réfléchi, aller d’instinct vers la solution, sans trop de raisonnement — mais il a envie de gagner, ça l’amuse. Il a donc tout organisé pour cela.
Une première fois, il a gagné sans difficulté, sous le nom de Luis Perenna, domicilié à Barcelone, et il avait même donné une interview pour expliquer qu’il avait revu dix fois la série avant de déduire le nom de la victime et celui de son assassin.
Pour empocher la somme de dix millions d’euros mise en jeu, il avait pensé que le plus simple était de contrôler cette série. Une seule solution pour cela : écrire lui-même la suite. Construire un bon scénario, trouver l’astuce qui servirait à perdre le spectateur quelques instants avant le meurtre, c’était dans ses cordes.
La seule difficulté c’est qu’à Londres huit scénaristes travaillaient déjà, en cascade — l’un pour l’idée générale, l’autre pour la structure, le suivant pour un premier jet des dialogues, un autre pour les traits d’humour britannique, jusqu’au relecteur ultime chargé de tout unifier et de ciseler les futures répliques cultes, tous soudés par un bon esprit d’équipe, dans une maison du quartier de Kensington —, et qu’il était compliqué de les remplacer par huit experts de sa bande.
Au lieu d’enlever les huit scénaristes, ce qui aurait fait du bruit, il les avait invités à participer à un atelier d’écriture de grand luxe. Il les avait installés à Saint-Barth, dans un palace de rêve : La Grotte des Demoiselles — du nom d’une curiosité naturelle d’Étretat —, qui lui appartient, avec l’accord enthousiaste de la société de production. Pour ces huit dialoguistes, trouveurs d’idées et autres fabricants de suspense, cette transplantation brutale aux Caraïbes avait été, comme prévu, l’équivalent des délices de Capoue pour les armées d’Hannibal : entre la piscine, la plage, les cocktails, le confort des petites maisons de bois, les longues siestes sur les pontons et les promenades en mer, ils avaient oublié le temps, les délais, le style, les règles les plus simples de l’écriture. Ils goûtaient mollement à la joie de la reconnaissance internationale que leur avait apportée leur génie. Lupin filtrait leurs mails, sous couvert d’assurer la sécurité au nom de l’hôtel, et s’apercevait qu’ils envoyaient, comme il l’avait prévu, pour chaque épisode, des scénarios de plus en plus nuls — et en réalité il s’amusait comme un adolescent à les réécrire entièrement, et à transmettre les résultats aux équipes de tournage qui grelottaient en Écosse.
Il devint ainsi le seul véritable auteur de la saison 2, cambriolée de l’intérieur — sans qu’aucun des scénaristes ait osé se plaindre du magnifique résultat. Tous avaient vu la série, et aucun n’avait moufté — puisqu’on leur avait promis de reconduire leur pension au soleil, chacun faisant mine de croire que son confrère avait sauvé in extremis un scénario un peu moins réussi que d’habitude. Lupin s’amusait comme un fou.
Un peu avant la diffusion du dernier épisode de cette saison-là, il avait sans peine raflé une cagnotte qui s’était enrichie grâce aux paris en ligne et aux réseaux sociaux. Désormais, tous voulaient savoir si le génial Luis Perenna de Barcelone réussirait à trouver le fin mot de la saison 3. Le Catalan se murait dans le mystère, nul ne l’avait revu depuis sa tonitruante intervention de l’an passé.
Mais cette fois il sèche. Alors qu’il aurait dû gagner de nouveau. Puisqu’il avait triché exactement de la même façon. Son désintérêt général pour le monde lui avait, là aussi, dans cet univers factice qu’il pensait contrôler, joué des tours…
Lupin était dépassé. Les morceaux de scénarios envoyés depuis Saint-Barth étaient encore plus mauvais que d’habitude — et lui, au lieu de frétiller, de réécrire dans la fièvre en riant beaucoup, s’était retrouvé plongé dans une angoisse qui lui faisait mal, premier symptôme de la dépression qui ne tarda pas à le submerger : plus d’idées, plus de ressort, juste un sentiment d’impuissance devant des textes médiocres, qu’il retouchait à peine avant de les renvoyer à la production, lassé, blasé. La série 3 s’annonçait lamentable. Il avait baissé les bras. C’est alors que, cinq mois plus tard, le premier épisode était sorti.
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