Jacques, sans rien dire, s’installe à l’avant. Joséphine, en une seconde, détache Aurore qui commence à hurler. Elle monte avec elle dans la Twingo.
Le petit bruit d’horlogerie de la Jaguar qu’on verrouille juste après le claquement de la portière aurait ravi Jacques en d’autres circonstances. Il était prisonnier. Berné comme un bleu.
L’alliance de la Balsamo et de Beautrelet, il n’y avait pas pensé. Le patron ne l’avait pas vu venir non plus, ce coup-là ! C’était facile à prévoir pourtant, depuis Strasbourg.
À l’aller il avait eu un doute. Le moment où Beautrelet avait reçu un texto et pris l’air grave. Lupin lui avait dit : « Au moindre petit détail qui cloche, même si tu n’es pas sûr, tu préviens Karim, qui fera le lien entre nous. Je ne veux prendre aucun risque, tu entends ! »
C’est pour ça qu’il avait descendu la vitre et mis à plein tube Jésus que ma joie demeure . Il avait vu passer à sa hauteur la moto de Karim, qui les suivait. Il avait abandonné sa blouse grise d’épicier bobo et revêtu un blouson doré pour que Jacques le repère de loin. Quelques secondes, la musique avait été assourdissante, Jacques avait fait comme s’il s’était trompé dans le réglage, pour lui faire entendre quelques notes. Karim devait les escorter et alerter le patron en cas de souci, « même pour trois fois rien ». Il avait entendu malgré le vacarme de la route. Il avait sans doute appelé Pessac.
Jacques s’était trouvé idiot de lancer l’alerte pour si peu, une mauvaise impression qui s’était dissipée très vite ensuite, en parlant avec le jeune chercheur, qu’il trouvait si sympathique. Karim devrait être là, les avoir déjà retrouvés. Il n’allait pas rester sur ce parking.
Maintenant, il fallait avoir un peu de courage et appeler le patron. La consigne, en cas de gros pépin, c’est de dire les faits, sans phrases. Reste que l’alliance de ces deux-là est monstrueuse, sans parler de la différence d’âge : Joséphine Balsamo et Isidore Beautrelet, amoureux, complices, enlevant la fille de trois ans à laquelle Lupin tient plus qu’à sa propre vie. Elle, c’est une criminelle, mais lui, ce petit jeune si malin, comment a-t-il pu se faire avoir ? Elle se venge bien.
Jacques résume au téléphone, blême, en une phrase. Arsène lui dit qu’il n’est pas loin, il sera sur place en vingt minutes. Karim l’a prévenu. Il a deviné. Il aurait dû se douter.
Jacques dit Grognard entend alors au téléphone la voix de Lupin son chef, telle qu’il ne lui a jamais entendue, au bord des larmes, qui lui crie :
« Ce n’est pas ma fille, tu sais, cette petite enfant, c’est ma protégée, ma fierté, ma perle secrète, ma fiancée… »
*
La fiancée d’Arsène Lupin : c’est ce mot qui a fait que Paul Beautrelet a changé de camp. Il a lutté contre cette idée, il a étudié avec soin l’autre hypothèse, l’idée d’une fille cachée. Il ne pensait pas que Lupin lui demanderait son aide. Quelle inconscience ! Mais l’analyse ADN était claire. C’est ce que lui disait ce texto envoyé par Joséphine et qu’il avait reçu dans la voiture : « Il ne s’agit pas de sa fille. Cette enfant n’est pas de lui. Elle n’est pas à lui. »
Joséphine lui a apporté toutes les preuves, quand elle l’a rejoint en Suisse, sur ce parking horrible, les photos, les analyses médicales qu’elle venait juste de recevoir — et d’un seul coup, cet homme qu’il considérait comme un adversaire, qu’il aimait aussi, malgré tout, pour sa légende, pour ses exploits, pour son panache, lui a fait horreur. Un voleur d’enfant, d’enfant de trois ans.
Ils ont filé à Paris, d’une traite. Ils ont confié Aurore à une amie discrète de Joséphine, du côté de la porte d’Orléans, qui l’a couchée dans la chambre de sa propre fille, une vraie chambre d’enfant, où la petite allait avoir une amie, des jouets, une vie d’enfant normale, pour quelques jours, le temps de trouver une solution.
Cette nuit-là, Paul avait fait l’amour avec Joséphine sans retenue, sans remords, heureux de pouvoir se dire qu’il était, à tout jamais, dans le même camp qu’elle. Ils étaient au Peninsula, le nouveau palace à la mode, et ils avaient ouvert grand les fenêtres.
Il avait juré de faire justice. D’oublier Isidore et d’être Paul.
Il n’avait eu aucun scrupule, après ce que Joséphine, sa Joséphine, lui avait révélé, à trahir la confiance de cet homme. Décidément M. Lupin n’était pas un gentleman.
La petite fille, Aurore, avait été soumise, peu de temps après sa naissance, à un test ADN.
Pour reconstituer la stupéfiante vérité, Joséphine Balsamo avait mis moins d’un mois. Mais elle n’avait eu tous les documents qu’hier. Elle avait fait suivre Lupin, elle était allée travailler à l’École du Rouvre, comme aide-soignante, avait assisté au prélèvement sanguin qu’on avait fait à la petite fille. Elle ne comprenait pas qui était Aurore. Elle avait ensuite utilisé tous les fichiers ADN dont elle disposait, en vain : rien à la police nationale, où elle n’avait que des amis, rien du côté des répertoires des laboratoires américains où elle avait ses espions. Elle possédait aussi un mouchoir, trouvé par Ganimarion, volé dans son bureau quai des Orfèvres, qui avait été ramassé sur la scène du théâtre du Châtelet le soir où le policier avait réussi à toucher Arsène au bras, avant qu’il ne s’enfuie par les cintres. Contre toute attente, il n’y avait aucun ADN commun entre le cambrioleur et l’enfant.
La réponse était venue de Suisse. Un ami de Joséphine, un des meilleurs médecins de Genève, qu’elle avait chargé de fureter du côté des laboratoires un peu plus secrets que les autres, avait retrouvé la trace d’un cambriolage qui avait eu lieu trois ans plus tôt. On avait fracturé l’accès d’un labo qui proposait à quelques clientes fortunées un service bien particulier, interdit par la loi dans plusieurs pays, mais que certaines sociétés américaines offraient à leurs meilleures employées. Il s’agissait de prélever et de congeler des ovocytes. Aux États-Unis, on présentait cela comme un progrès de l’égalité : pour que les femmes puissent être aussi nombreuses et puissantes que les hommes dans la jungle du business, il fallait qu’elles évitent de perdre les dix années décisives, entre trente et quarante ans, qu’elles consacrent plus ou moins à faire naître et élever des enfants. La congélation des ovocytes permettait d’être mère plus tard, une fois la carrière construite, et de choisir l’homme que mérite une femme qui réussit, sans qu’elle se sente obligée de traîner comme un boulet l’étudiant qui l’avait séduite en sortant du campus l’année de ses vingt-trois ans.
Hier, Joséphine avait confronté l’ADN d’Aurore à celui de sa vraie mère, que son ami suisse lui avait envoyé. Lupin détenait, avec cette enfant, qu’il retenait comme prisonnière, une arme, une botte secrète, le moyen d’abattre, quand il le voudrait, le plus puissant empire industriel français. L’ADN était formel : Aurore était la fille de la célèbre Hélène Blomot, qui ne pourrait pas nier, quand on la lui présenterait.
Aurore sera, quand elle aura dix-huit ans, l’héritière du groupe Blomot, la seule enfant de ce couple qui n’avait pas réussi à en avoir, Hélène Blomot — la plus célèbre femme d’affaires française, huitième fortune du monde —, et son mari, Athanase, le pianiste international. La petite fille, une fois son identité établie, aura tout. Lupin avait sans doute prévu de l’épouser et de prendre sa revanche.
Dans les magazines, le couple Blomot était de toutes les fêtes, ils avaient la quarantaine rayonnante, on les voyait à Saint-Tropez, au pôle Nord et au Vatican, ils étaient à la tête d’une fondation, créaient des musées d’art contemporain et des auditoriums pour les concerts de rap dans les cités défavorisées, ils avaient la charité exhibitionniste, et ne cessaient de racheter des entreprises, d’abord dans l’industrie textile, puis automobile, et enfin des usines chimiques. C’était l’exemple même de la réussite à la française. Quelques articles osaient ajouter que le drame de leur vie était de ne pas pouvoir avoir d’enfant.
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