Chapitre 5
La Cagliostro se venge
Beautrelet s’était juré de finir sa thèse et de ne plus revoir Lupin. Finies, les aventures ! Autant dire qu’il avait une très forte envie de savoir ce qu’était devenue l’idole de sa jeunesse, et qu’il luttait. Il avait décidé de détester Lupin, cela n’était pas facile.
Depuis quelques semaines, il avait commencé une espèce de liaison. La jeune Japonaise était bien loin dans ses souvenirs. Mais la nouvelle, il la tenait à distance, il avait peur de tomber amoureux et ce n’était pas du tout le moment. Elle n’avait d’ailleurs pas l’air de s’accommoder trop mal de leur étrange relation. Il n’était jamais allé chez elle. Elle était venue chez lui, au début, et comme elle aimait, semble-t-il, le luxe et les petits déjeuners sur des plateaux à roulettes, elle lui donnait rendez-vous dans de grands hôtels, ce qui mettait toujours Paul un peu mal à l’aise. Dans ce genre de décors, leur différence d’âge se voyait, et il n’aimait pas avoir l’air d’un garçon entretenu.
Le gentleman-cambrioleur se serait moqué de lui, s’il avait su ça. Malgré lui, Paul se prenait à penser à lui, à entendre cette voix qui changeait comme au théâtre lui dire : « Alors, mon petit Isidore… », ou lui lancer son inimitable « Et pourquoi pas ? ».
Il importait peu, au fond, de savoir si Arsène Lupin c’était vraiment cet homme, et par quel miracle de la science il était toujours là. Ses recherches à lui concernaient la régénération des cellules, il se pouvait bien que le cambrioleur fût un des meilleurs cobayes pour étayer ses conclusions, plus utile que les malheureuses souris de laboratoire que ses camarades chercheurs s’ingéniaient à torturer.
Il s’était barricadé depuis dix jours, ne voyait plus personne, réécrivait sans cesse son chapitre final.
Un soir, alors qu’il sortait à l’épicerie du coin pour s’acheter un plat tout préparé à réchauffer en trois minutes — cela faisait deux jours qu’il n’avait ingurgité que de l’eau et du café —, il s’aperçut que la grande botte rouge qui était l’antique enseigne de sa maison avait disparu.
La botte de Cartouche, volée ? Il fredonnait la « Chanson de Cartouche », un air du XVIIe siècle qu’on trouvait sur Wikipedia et dont on ne comprenait pas bien les paroles, même si le sens était clair :
Enfin Cartouche est pris
Avecque sa maîtresse
Mais il s’en est enfui
Par un tour de souplesse
L’aile vola légère
Comme roule le dé
Il aurait traversé une porte de fer
Les murailles pour lui se sont tout effacées…
Il interrogea l’épicier. Karim — c’était écrit sur son badge —, un remplaçant qu’il n’avait jamais vu, lui dit qu’il ne savait rien, mais qu’un des ouvriers qui étaient venus la dévisser ce matin avait laissé son sac avec ses outils. Il était là, derrière la caisse.
Une jeune femme du quartier, baskets sans marque et montre Hermès, demanda des nouvelles de Yacine, l’épicier habituel, en achetant ses tomates « dix doigts de Naples » et sa salade bio, produits que ce petit commerce, désireux d’épouser l’âme du quartier, mettait en avant depuis peu. Ah, l’esprit « bobo » : c’est un peu le mode de vie du gentleman-cambrioleur qui s’était démocratisé — et quand Beautrelet s’était inscrit aux cours de tango du Café de la Gare, la sublime enseignante, Leila, aimable Argentine pleine d’attraits, très bohémienne bourgeoise, lui avait dit : « Dans cette danse, tu dois avoir le torse royal et les jambes canaille. Toi, mon lapin, tu vas y arriver. » Il n’y arrivait pas très bien, mais s’était dit qu’il n’était pas allé se nicher par hasard dans ce coin de Paris qui partageait sa philosophie.
La cliente de l’épicerie était un archétype :
« Il n’est pas là votre collègue ?
— En vacances, madame.
— Ah oui, il est reparti en… dans votre pays…
— Non, madame, il est en Toscane.
— Il est tellement malin, quand il reviendra chez vous, il sera ministre.
— Je crois quand même qu’il préférera être ministre ici. »
Pendant cette conversation, qui l’amusait beaucoup, Beautrelet se pencha, inspecta la besace qui contenait une perceuse, des outils, et s’étrangla en trouvant une enveloppe épinglée dans le tissu, à l’intérieur, avec cette adresse :
Monsieur Isidore Beautrelet,
chercheur,
— en ville —
*
Sans oser se le dire, il avait attendu un signe, et ce signe était venu. Il avait enfin une lettre. Si elle était arrivée par la poste, il n’aurait même pas voulu la lire, la signature de Lupin aurait suffi à la lui faire jeter à la poubelle — même après l’avoir lue. Il avait perdu trop de temps avec Lupin. Lupin était nuisible, c’était son mauvais génie. Le professeur Foucart attendait ses conclusions pour la semaine prochaine.
En le forçant à trouver lui-même le message, Lupin savait comment vaincre les préventions du jeune homme. Le ton était inimitable :
Je sais que tu peines un peu, mon garçon, en voulant terminer ta thèse dans les temps. C’est peut-être qu’il te manque un bon exemple, un cas auquel personne n’aurait pensé pour synthétiser les résultats auxquels tu es parvenu. Je suis beau prince, je te l’apporte sur un plateau. En vrai, j’ai besoin de ton aide. Il me faut, pour une mission que j’aurais dû accomplir moi-même, quelqu’un en qui j’aie une confiance absolue. Ces jours-ci, je suis obligé une nouvelle fois de sauver l’économie européenne, et je donne la priorité à l’intérêt général, tu comprendras ça, toi.
Voici l’adresse d’une petite fille de trois ans. Elle s’appelle Aurore. Je compte sur toi pour me dire si elle est en bonne santé et si tu la trouves mignonne. Je te demande de me la ramener à Paris tout de suite. Ci-joint une lettre de recommandation pour parvenir jusqu’à elle, et avoir le droit de l’emmener avec toi. Tu prends l’identité d’un médecin. Tu feras illusion sans difficulté avec ton air sérieux. Tu sais t’occuper d’une fille de trois ans ? Tu as bien dû faire du baby-sitting quand tu étais au lycée ? Jacques dit Grognard, qui a beaucoup de conversation, tu verras, va te conduire dans son auto toute neuve dont il est très content. J’attends ton rapport pour lundi prochain, viens boire un verre place Dauphine, à midi. Et quand tu rentreras chez toi, la botte rouge de Cartouche, qui avait besoin d’un petit coup de peinture, aura repris sa place, ta maison n’aura rien perdu de son charme, ni ta rue de son mystère.
Lupin l’appelait au secours ! Quel culot. Occasion idéale : un texto pour prévenir sa nouvelle amie qu’il aurait dû voir ce soir, il fallait partir. En quatre minutes, Beautrelet avait rempli son sac de voyage, il était ressorti en courant. L’épicier étonné l’avait vu revenir et se saisir de deux paquets de couches, de lait, de tablettes de chocolat, de petits pots à la carotte et au chou — le malheureux Isidore n’avait pas la moindre idée de ce qu’on doit emporter pour s’occuper d’un bébé pendant deux jours.
Une Jaguar XE bleu nuit, modèle sport, toute récente et plus légère que celle de Strasbourg, attendait quelques maisons plus loin. Il reconnut Jacques qu’il n’avait jamais vu, fumant, adossé à ce joyau. Celui que Lupin baptisait Grognard lui ouvrit la portière arrière en s’inclinant, mais Beautrelet d’autorité contourna la voiture et s’assit à côté de lui. Il aurait plus de place.
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