Mais son altimètre resta inerte. L’avion ne décollait pas. Rapidement il sortit sa roue-arrière en même temps qu’il coupa les gaz. Il freina à mort.
L’appareil se dirigeait droit vers la jungle. Sara voyait le tronc énorme contre lequel ils allaient s’écraser. Le Douglas exploserait, et les débris s’éparpilleraient sur des centaines de mètres.
Ludwig relança le moteur de droite et dans un craquement sinistre, le D.C. 3 pivota tout élan brisé. Le pilote relâcha les freins, mais se rendit compte que quelque chose avait cédé. Finalement l’appareil s’arrêta à quelques mètres de la bordure sud.
Marsch coupa le moteur, s’affala dans son siège. Il était décomposé. Ses mains tremblaient et il les enfouit dans ses poches. Il ferma les yeux, voulant tout oublier pour quelques secondes.
Silencieuse, Sara avait du mal à comprendre qu’ils étaient encore en vie. Une douleur lui fit baisser les yeux. Elle avait enfoncé les ongles de sa main dans son poignet gauche, et le sang coulait de quatre petites blessures en forme de croissant.
Puis elle se pencha en avant. Le groupe des rebelles était resté sur place. Ils ne couraient pas vers eux. Ils étaient indifférents, et peut-être que Fang avait obscurément souhaité que l’avion s’écrase.
Marsch se redressa, alluma une cigarette. Il essaya de se lever, mais ses jambes se dérobaient sous lui. Il s’assit à nouveau.
L’évidence le torturait. Il ne pouvait arracher l’appareil à ce terrain. C’était même une chance de ne pas s’être enfoncé dans le mur de la jungle. Ils n’en seraient pas sortis vivants.
Seul Clifton pouvait tenter un deuxième essai. Lui savait qu’il lui serait impossible de recommencer. Chaque fois, il ne pourrait aller plus loin que la moitié du terrain. Ce qu’il n’avait pu supporter, c’était l’approche terrifiante des arbres. Il lui avait été impossible de continuer à courir vers une mort à peu près certaine.
Sara avait l’impression que l’appareil penchait davantage. Peut-être que la roue-arrière s’était enfoncée dans un creux. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence total. Les rebelles étaient toujours à la même place. Marsch, le regard hébété, fixait au loin.
Quand il se leva, il n’eut pas un regard pour la jeune femme et sortit du poste. Une fois à terre il put se rendre compte des dégâts. La béquille arrière avait été arrachée. Le fuselage reposait dessus, la tordait davantage. Mais c’était réparable. Une simple plaque de métal à l’intérieur du fuselage, percée de trous pour remplacer la partie défectueuse.
Dans la boîte à outils, il prit une scie à métaux et découpa le couvercle. Il était en tôle épaisse, suffisante. Il prit ses mesures et perça les trous à la chignole à main. Il travaillait rageusement.
Puis il dut rassembler des matériaux, son cric étant insuffisamment long pour relever la queue de l’appareil. En moins d’une heure il abattit un travail considérable. Mais la même pensée le taraudait. C’était un effort inutile. Il ne pourrait jamais faire décoller l’appareil.
La roue était bloquée, et c’était la cause de la rupture. Il parvint à la faire tourner librement dans tous les sens, commença de revisser les tire-fonds. Pour être plus à l’aise, il s’était débarrassé de sa combinaison et travaillait en slip. Il remarqua que les rebelles étaient moins nombreux. Seuls les habitants étaient restés auprès du lieutenant. Les partisans avaient dû s’éloigner dans la jungle. Peut-être craignaient-ils un retour des soldats. Quant à Fang, il ne quittait pas d’un pouce le général Nangiang.
Sa réparation terminée, Marsch mit ses moteurs en route, fit rouler l’appareil sur une cinquantaine de mètres. C’était parfait. La roue-arrière avait l’air de tenir.
Pendant son absence Sara avait assemblé une quantité impressionnante de billets. Ludwig eut pour le tas un regard morne. Il n’était plus certain de pouvoir en jouir dans un avenir rapproché.
La jeune femme chercha son regard.
— Délivrez-le. Lui seul peut nous sortir de là.
Marsch crispa ses mâchoires. Il savait bien qu’il finirait par en passer par là. Clifton aux commandes, Clifton triomphant de la difficulté. Car il réussirait, il en avait la conviction. Il avait travaillé souvent dans les mêmes conditions.
Dehors la lumière devenait violette. Le soleil n’était plus qu’en haut des arbres et il disparaissait rapidement.
— Vous attendez la nuit ? demanda Sara d’un ton acerbe. Vous savez bien que vous finirez par aller le chercher.
— Ferme ta gueule !
— Non. Vous reculerez le moment… De combien d’heures ? Pour le regretter ensuite.
— C’est un terrain impossible, ni moi ni lui n’y pouvons rien. Il ne fallait pas s’y poser. Qui me dit même que ce n’est pas un piège ? Fang n’est même pas venu voir pourquoi nous n’avions pas décollé, et les rebelles ne sont plus avec lui.
Les yeux de la fille s’agrandirent d’épouvante.
— Vous croyez…
— Deux cent mille dollars, c’est bien dommage de les laisser s’envoler, vous ne trouvez pas ? Je me demande si le patriotisme de Fang va jusqu’à mépriser une somme pareille.
— Pourquoi aurait-il attendu ?
— Il avait les soldats birmans sur le dos. Et puis ? Il peut fourrer le général dans l’hélicoptère et refuser d’y monter.
Sara jeta un coup d’œil furtif autour d’elle. De verdâtre, la jungle tournait au noir. Elle frémit à la pensée qu’ils n’en sortiraient jamais.
— Atterrir est toujours possible. Mais décoller est une autre affaire. Peut-être Fang doit récupérer et le général et l’argent. Ce sont des devises malgré tout, et elles ont cours dans le monde entier. Les Chinois entretiennent des agents secrets dans les autres pays. Il faut bien les payer.
— Délivrez Clifton… Nous sommes solidaires maintenant. Il faut sauver notre peau.
Marsch mordait son pouce avec une rageuse obstination. C’était brutalement que l’idée d’un piège, se refermant lentement sur eux, lui était venue. Fang avait eu des sourires équivoques, des mines inquiétantes.
— Et cet hélicoptère, vous y croyez ?
— Il ne va pas traverser la frontière de jour tout de même. La Birmanie est en grande pagaille, mais il existe une surveillance. Peut-être ne viendra-t-il qu’en pleine nuit. Il suffit que les Birmans allument quelques feux pour que l’appareil les repère et se pose.
— Combien avons-nous de jour devant nous ? demanda la jeune femme.
— Une heure environ.
— Installez Clifton aux commandes.
Marsch fuyait son regard.
— Vous savez bien qu’une fois à cette place il me sera impossible de l’en faire sortir. Nous serons en vol et une bagarre serait une folie.
— Éloignez-vous au moins de la bordure. Les rebelles peuvent nous surprendre à tout moment.
Marsch fit rouler l’appareil jusqu’au centre du terrain, coupa le contact. Il était épuisé, vidé. Il n’éprouvait plus la moindre haine pour Clifton et ne pensait même pas aux deux cent mille dollars. Son dernier échec lui avait ôté ses dernières illusions. Il n’était qu’un pauvre type de pilote vieilli sous le harnais.
— Sur la pente, murmura-t-il. Et on l’a rudement savonnée pour que je tombe plus vite.
Ne restait que ce vieil amour-propre qui refusait de demander l’aide de Clifton. Serait-il plus fort que la peur de perdre sa peau ? Il tripota une cigarette entre ses doigts avant de la porter à sa bouche. Sara Tiensane attendait, elle aussi. Elle crevait de peur. S’il hésitait trop, elle lui tirerait une balle dans la peau et irait délivrer Clifton. Il n’avait même plus l’envie de se tenir sur ses gardes. Lui qui était si méfiant. Elle était armée et viendrait un moment où elle se déciderait, à bout de nerfs.
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