Il s'active mollement en tétant avec un bruit sifflant son mégot éteint qui ressemble à une carcasse d'insecte.
— Je le pose sur la table de nuit ? interroge le Chassieux.
— Yes, mon Révérend.
Je le regarde manipuler au ralenti mon bouffe-blabla.
— Tu devrais faire faire aussi l'opération coup de fouet à ton dentier, Pinuchet, conseillé-je.
— A cause ? s'étonne le digne homme.
— Ton filtre à voyelles est encrassé ; il commence à te faire une mâchoire de brochet. C'est mauvais, quand on se fripe, d'avoir le menton en support de cigare !
De ses doigts hésitants, la Vieillasse palpe cette partie de lui-même qui a tendance à débloquer parce que, précisément elle est débloquée.
— Tu fais bien de me prévenir, fait-il. M mePinaud me presse également d'aller chez le dentiste. J'ai des difficultés d'ordre alimentaire. Dans les viandes, je ne peux plus me permettre le nerveux, quant aux poissons, il ne faut pas y songer, surtout quand ils ont trop d'arêtes.
— En somme, si tu ne réagis pas, le temps viendra, inexorable, où tu ne te nourriras plus que de purée et d'huîtres.
J'actionne le magnétophone. Je souffie dans le micro comme le font tous les ingénieurs du son, histoire de m'assurer que l'appareil est bien apte à déguster mon verbe.
— Eh bien, allons-y, dis-je. Salut, Gros. Je te remercie pour ta lettre sur papier hygiénique à en-tête. Je vois qu'en effet tu assimiles bien. Aujourd'hui nous allons étudier Louis XV !
— Un joli coco, celui-là ! décrète Pinuche qui a des reliquats de savoir dans son entrepôt à radotages.
— Silence, la Vieitlasse ! intimé-je. Nous sommes sur l'antenne. Tu l'as deviné, Gros, cette stupide intervention est signée Pinuche.
— Pas si stupide que ça, fait le Détritus en se penchant goulûment sur mon micro. Tout le monde sait bien que Louis XV fut un roi dévergondé. « Après moi le déluge », disait-il.
Je lui arrache ce que mes confrères épris de conventions dénomment « la petite passoire d'ébonite » lorsqu'ils veulent parler du téléphone ou du micro sans appeler un chat un chat !
— Justement, Pinuski, je ne suis pas d'accord sur ce cliché historique. Les premiers manuels scolaires commencent à traiter Louis XV de puant personnage et cette fâcheuse réputation ne fait que croître et enlaidir à mesure qu'on change de cycle. J'ai un faible pour ce roi, moi. Il y a, en ce qui le concerne, une grande injustice à réparer. Mais avant de parler de lui, reprenons les choses à la mort de Louis XIV le Grand, ce Roi-Soleil qui fit le grand siècle ; un grand siècle qui lui appartient pleinement au point qu'il est entré dans l'histoire sous le vocable de Siècle de Louis XIV ! « Loulou le Tout Grand » se décide donc à faire graver une ultime fois son blaze dans le marbre et la romance de la succession reprend. A nouveau, l'héritier du trône est un gamin de cinq ans ! On croit rêver devant la constance du fait. L'arrière-petit-fils de Louis XIV se prénomme Louis également. Il est beaucoup trop jeune pour gravir les marches du trône, alors on va mettre le pays en régence. Louis XIV, imitant son papa, établit avant de mourir un système de Régence de son cru. Pour éviter les coups bas, il déclare sur son testament que plusieurs personnes devront faire cuire le pot-au-feu de la Maison France. Son neveu Philippe d'Orléans ne sera qu'un marmiton parmi les autres. Comme toujours, tout le monde dit banco. Le roi clamse et, évidemment, Philippe fait annuler le testament. Le voilà Régent à part entière.
« Qui est-il, cet Orléans ? Un curieux bonhomme à la vérité. Très intelligent, spirituel, beau parleur. Mais dépravé à faire rougir des patronnes de maisons closes.
« Les Français en avaient marre des guerres de Louis XIV. Ils aspiraient à l'après-guerre. Ça bottait Orléans justement. Du coup, le Français raccroche son fusil pour déboutonner son falzar. Il est fermement décidé à rigoler. Et te Régent donne l'exemple. Ça me rappelle la blague du péquenot qui va acheter une voiture chez un marchand d'occases. « Avec ça lui assure ce dernier vous partez à neuf heures du soir de Paris et vous êtes à Orléans à dix ». Et le terreux lui répond : « Qu'est-ce que j'irais faire à Orléans à dix heures du soir ! » Ce qu'on allait faire chez Orléans à dix heures du soir, mon Béru ? Je te laisse le soin de l'imaginer. Depuis le dessous de table enchanté jusqu'au tohu-bohu géant, tout y passe. Au cours de ces soupers fins, après le dessert on s'enchevêtrait en couronne ! Les premières arrivées étaient les premières servies ! Les nappes servaient de drap de lit et le Régent, à ce qu'on raconte, était partouze à la fois ! »
Toux discrète de Pinaud.
— La Vieillasse semble choquée, fais-je dans le micro-phone.
La Guenille essuie un pleur gélatineux et proteste.
— Je trouve que tu parles durement et avec beaucoup d'irrespect de gens qui ont malgré tout fait la France et qui, vu ta conjoncture de l'époque et contenu de ce que…
C'est un soumis, Pinuche. Il s'incline devant l'état de fait. L'anti-révolutionnaire-né. Toute promotion lui paraît irrévocable.
— Compte tenu de ce que tu es gâteux, coupé-je, je te prierai de me laisser poursuivre. C'est mon compteur électrique qui tourne en ce moment !
— Gâteux, moi ! bougonne-t-il en faisant le simulacre de se fâcher.
— Un gâteux soumis : la pire des espèces. C'est sans espoir. Tu es juste bon à faire un contractuel. Tu deviendrais le ainsi gâteux aux amendes !
J'ai calambouré à l'intention du Gravos et je crois déjà voir son rire somptueux de tuyauterie fatiguée.
Pinaud rallume l'embryon de mégot qui est de permanence au coin de ses lèvres. Il consume à la haute flamme fumeuse de son vieux briquet deux millimètres de moustache et soupire :
— C'est bien là l'ingratitude humaine. Je viens prendre de tes nouvelles et je me fais insulter.
Alors je vais chercher mon absolution dans son cœur généreux, irrigué par le vin blanc-cassis.
— En même temps que mes nouvelles, tu prendras bien un verre de muscadet ?
Il est pour. M'man nous monte une boutanche du frigo et nous trinquons. L'incident étant clos, je me reconsacre à Bérurier. Un homme se penche sur son poussif !
— Quoi qu'en eut dit le Débris assis près de moi, Gros, le régent Philippe d'Orléans c'était pas quelque chose de frais.
« Il a été le pape du vice ; le pèlerin de la culotte baissée ! Il avait pour complice l'abbé Dubois, un drôle de salingue surnommé Dubois dont on fait les pipes. En ces temps licencieux où l'on se mettait délibérément à l'aise, la perruque grand siècle gênait. Elle tombait trop bas, ça devait coincer les boutons de braguette. Alors les hommes ont cessé de ressembler à des épagneuls et on a vu s'amorcer le style Louis XV. Guidée par un tel Régent, la France sombra vite dans un encanaillement général. Du haut en bas de l'échelle sociale, la dépravation étendait ses ravages. Les Finances s'en ressentirent et partirent en eau de boulin. Le 2 septembre 1714, je m'en souviens comme si c'était hier, il ne restait dans le Trésor Royal que pour trente heures de carburant liquide. Pour une fin de mois duraille, c'était une fin de mois duraiIle ! Fallait aviser. Philippe d'Orléans fit alors confiance à un aventurier écossais appelé Law. Ça te dira durement quelque chose à cause de la rue Quincampoix où il avait son burlingue et du petit bossu qui y jouait les lutrins. Law savait jongler avec les fafs. Un Écossais, tu penses, c'était fatal !
« Il fonda la première Bourse de Paris et remplaça la belle mornifle métallique par des talbins de mauvais papier. Il créa des actions sur le Comptoir des Indes. Ce fut l'opération Coup de Fouet pour les Finances. Tout le monde crut que c'était arrivé, que Law avait trouvé le moyen d'assurer l'opulence, la big martingale nationale. La Révolution Française fit encore un grand pas en avant à cette époque. La plupart des gens s'imaginent que c'est la misère qui donne aux hommes le besoin d'unité ; erreur ; c'est le pognon. Tant que les pauvres sont pauvres, ils ont le sentiment de ne jamais pouvoir accéder à une position importante et ils mijotent dans leur résignation mais le jour où un pauvre ne l'est plus, il pige que dans ce bas monde tout est possible et qu'entre un valet milliardaire et un noble ruiné, la différence joue en faveur du valet. Or, grâce à Law justement, l'on vit rue Quincampoix des valets s'enrichir et descendre du carrosse auquel ils s'agrippaient pour l'acheter à leurs maîtres en pleine dèche. Ce jour-là, la monarchie absolue mourut dans le tohu-bohu de cette petite rue. Née dans le marbre et les lumières de Versailles, elle sombrait en plein quartier des Halles.
Читать дальше