— Qu'est-ce que c'est ? bégaya Agénor Lebérul.
Pour toute réponse, le vantail s'écarta et une forte silhouette s'encadra dans l'ouverture. Lebérul prit un tison dans la cheminée pour allumer la chandelle, puis il éleva la maigre flamme et vit le visage de l'intrus. Il fut un temps pour se rappeler cette trogne colorée d'homme bien nourri. Enfin il reconnut l'arrivant.
— Joachim, mon frère ! s'exclama-t-il.
Les deux hommes s'étreignirent. Agénor pleurait, d'émotion.
Ses larmes redoublèrent lorsque le soldat tira de son manteau un poulet froid et une miche de pain.
— C'est Notre Sainte Mère Marie qui t'envoie, fit-il, j'allais mourir. Je ne tiens plus debout.
Et, tout en se précipitant sur la nourriture, il résuma sa pitoyable condition.
— Je ne vis plus que par miracle, pleurnicha-t-il, parodiant sans le savoir une phrase célèbre de Fénelon. Je n'ai plus rien : ni terre, ni argent, ni courage, ni femme, La pauvrette s'est enfuie et je ne saurais lui en tenir rigueur du moment que je n'avais plus que mon amour à lui mettre sous la dent [44] Dans son état d'extrême faiblesse, Agénor Lebérul ne percevait plus l'équivoque de certaines de ses phrases.
.
Joachim essuya une pleur.
— Et toi ? fit son frère avec envie, que deviens-tu ? Ta position m'a l'air florissante ?
— Je suis adjudant de gendarmerie, fit Lebérul cadet. La place est bonne, je n'ai pas à me plaindre.
— Que fais-tu au pays, tu es en perme ? [45] A cette époque, « perme » était employé comme diminutif de « permission ».
— Non, en mission.
Le mot impressionna l'affamé. Agénor venait d'enfourner un pilon. Ses lèvres, graisseuses pour la première fois depuis des années, laissèrent échapper un soupir d'intense satisfaction stomacale.
— En mission ? Quelle mission ?
Joachim hésita. Mais il se dit que si on ne se confiait pas à son frère, à qui pourrait-on se confier !
— Tu as entendu parler du masque de fer ? demanda-t-il.
— Non, s'étonna Agénor, qu'est-ce que c'est, une société secrète ?
— Non ! Un mystérieux prisonnier d'État qui moisissait dans les geôles de Pignerol au Piémont depuis des années et que je transfère à la Bastille de Paris.
— Qui c'est, ce prisonnier ?
— Nul ne le sait, chuchota Joachim. Justement, il porte un masque de fer pour qu'oncque ne puisse voir ses trait.
— Il en a de la chance, soupira Lebérul aîné.
Sa remarque fit sourciller le gendarme.
— Que dis-tu là, mon frère ?
— Que ce bougre de masqué a bien de la chance, réitéra Agénor. Voilà un garçon qui est logé, nourri, promené aux frais du roi ! Et cela à une période où tout le monde est sur le point de manger son semblable ! Mais après ta situation, mon frère, c'est la sienne que j'envie le plus.
Cette façon de voir les choses choqua beaucoup Lebérul cadet qui s'efforça de ne rien laisser transparaître de sa réprobation et qui prit congé de son aîné en formulant des promesses évasives.
C'est donc avec la satisfaction du devoir accompli que le sous-officier gravit l'escalier de l'auberge. En parvenant sur le palier du premier, il fronça les sourcils. La sentinelle qu'il avait placée devant sa porte ronflait comme un sonneur, couchée en travers du couloir. Deux bouteilles de Chambertin lui servaient d'oreiller. Elles étaient vides comme le cœur de la Montespan, Lebérul administra des coups de botte rageurs dans les côtelettes du dormeur. Mais l'homme gorgé de vin ne parvint pas même à soulever un millimètre de paupière.
Ulcéré et vaguement inquiet, Lebérul se précipita dans la chambre. Il poussa un soupir de soulagement en apercevant son prisonnier toujours enchaîné sur son lit.
— J'espère que le temps ne vous a pas paru trop long, Monseigneur ? murmura-t-il en s'approchant pour déchaîner Monsieur X.
Il faillit crier de surprise en constatant que la main de l'homme au masque de fer était glacée. Il palpa le prisonnier et découvrit alors avec horreur qu'il avait cessé de vivre, ce qui revenait à dire qu'il était mort. En essayant de se défaire de sa chaîne, l'H au M de F [46] Mon éditeur m'a demandé d'économiser sur les caractères.
avait fait décrire un tour mort à celle-ci. Il s'était malencontreusement pris le cou dans le piège improvisé et était mort étranglé.
— C'est pas possible, balbutia Lebérul. Je fais un mauvais rêve ! Allons, Monseigneur, ne plaisantons plus… Secouez-vous ! Je vous en prie ! Debout !
Mais on a beau exhorter un mort et lui parler poliment, il n'en devient pas obéissant pour autant.
— Je suis perdu, fit le malheureux Lebérul. Voilà où mon bon cœur m'a conduit. C'est à cause de mon goret de frère que…
Il s'arrêta. Une idée venait de le saisit par le bout de la cervelle. Pour être adjudant de gendarmerie, il faut en avoir. Lebérul en avait ! Sans perdre un instant, il roula le mort dans son manteau, et, l'ayant chargé d'une secousse aisée sur ses robustes épaules, il rebroussa chemin et galopa jusqu'au hameau des Handouillettes.
Agénor Lebérul ne pouvait toujours pas dormir, car il avait trop mangé. Néanmoins, cette forme d'insomnie ne lui déplaisait pas et il pensait avec tristesse que d'ici quelques heures les crampes rongeuses l'empêcheraient à nouveau de fermer l'œil.
Il entendit, rompant le silence nocturne, le crépitement creux d'une galopade.
— Serait-ce mon frère qui reviendrait ? espéra-t-il.
C'était son frère.
— La nuit est donc si froide que tu es tout pâle ? fit-il à Joachim.
Celui-ci hocha la tête et, s'avançant sur son aîné, lui prit les deux mains avec frénésie.
— Agénor, murmura-t-il, te rappelles-tu tes paroles de tout à l'heure, lorsque tu enviais le sort du masque de fer ?
— Par le Dieu Tout-Puissant, je comprends que je m'en souviens !
— Il s'est produit une chose terrible en mon absence, révéla Joachim.
Et il narra le drame à son frère.
— Ce que j'ai à te proposer est extravagant, fit-il, mais si tu acceptes, tes vieux jours sont assurés et ma vie est sauve. Prends la place du défunt. Tu es de sa taille ; plus maigre que lui bien sûr, mais on rembourrerait tes vêtements et au bout de quelque temps, à force de manger de bonnes choses, tu engraisserais.
Si l'aîné des Lebérul avait eu quelques hésitations, la dernière phrase de son frère les aurait balayées.
D'un commun accord, ils se mirent au travail. Joachim rentra le cadavre, tandis que le brave Agénor préparait des outils. L'opération de « démasquage » s'avérait difficile, car il fallait ne pas endommager le masque afin de pouvoir le réemployer. Suant à la chandelle, ils œuvrèrent près d'une heure au-dessus du cadavre allongé sur la table, semblant se livrer à une quelconque intervention chirurgicale. Enfin le dernier rivet sauta, les charnières rouillées du masque grincèrent et le visage de fer fut arraché du visage de chair. Aussitôt, les deux compères poussèrent un grand cri et tombèrent à genoux en se signant (ils se signaient du même nom étant frères).
— C'est le roi ! balbutia Agénor.
C'était bien effectivement la figure bourbonnienne de Louis XIV qu'ils avaient sous les yeux. Une figure bouffie par la détention et blême de n'avoir pas été au contact de l'air depuis tant et tant d'années !
— Je crois comprendre, chuchota Joachim au bout d'un moment.
— Quoi donc ? interrogea son aîné dans un souffle.
— Des bruits courent à Paris. On chuchote que notre roi Louis avait un jumeau. Cela posait un grave problème de succession. Les rois, qui rêvent toujours d'avoir un garçon, sont bien malheureux lorsqu'ils en ont deux à la fois. C'est un de trop. Et on a fait disparaître l'un d'eux…
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