— Le choix n'a pas dû être facile, songea tout haut Agénor.
— C'est encore un coup de Richelieu, affirma Joachim. Assurer la succession dans l'honneur et dans la dignité, c'est signé ! Je comprends que Louis le Quatorzième ait fait masquer et emprisonner cet homme. Il ne pouvait pas non plus le laisser vagabonder.
Après avoir encore émis de multiples et pertinentes considérations, ils inhumèrent le mort dépouillé de ses vêtements dans le champ voisin. Après quoi Joachim affubla son frère du masque de fer.
Le petit jour commençait à poindre lorsque les deux frères rallièrent l'auberge. Le tavernier était déjà levé, ainsi que les hommes de l'escorte. Ceux-ci ouvrirent de grands yeux en voyant arriver leur chef flanqué du prisonnier. Mais Lebérul cadet calma leur stupeur.
— Monseigneur le prisonnier avait trop mangé d'omelette et souffrait de nausées, je l'ai emmené faire un tour ! expliqua-t-il. Holà, mes drôles, vidons la bouteille de vin blanc du matin et en selle ! La route est encore longuette qui nous sépare de la Bastille.
Un instant plus tard, la petite troupe quittait le pays, laissant dans la riche terre bourguignonne le cadavre de celui qu'une stupide loterie (combien nationale) avait privé du trône de France.
Agénor Lebérul joua magnifiquement son rôle jusqu'en 1703, date à laquelle il mourut gavé de bonnes choses, d'attention et d'honneurs.
Extrait de : Le Masque de Fer en pantoufles (Mémoires de Nini-Podchien, nièce du Gouverneur de la Bastille)
Treizième Leçon :
LA RÉGENCE — LOUIS XV
Les températures se sont adoucies.
Le thermomètre extérieur marque vingt degrés tandis que mon thermomètre intérieur (ô combien) en annonce trente-huit. Du coup, Félicie est toute guillerette. Elle m'arrache la promesse que je garderai la chambre aujourd'hui encore. Je m'exécute. Le coup des chapeaux préconisé par le docteur Bérurier, de la Faculté de Gras Double de Caen, paraît m'avoir réussi. Ma chambre est inondée de lumière. Une abeille tapote le carreau pour demander le droit d'asile et il y a des fleurs fraîchement coupées dans un vase. Ces notations pour vous faire toucher du nez le bien-être délicat qui m'environne.
Pensant y être parvenu, merci, je vous dirai donc qu'un coup de sonnette déchire le silence du pavillon, comme une marchande de poissons déchire un journal pour envelopper ses maquereaux.
Quelques secondes après ce coup d'olifant, M'man introduit mon aimable collègue (et malgré tout ami) l'inspecteur principal Pinaud. Pinuchet, vous le connaissez tous, vous qui faites partie de la grande famille de mes féaux ; mais pour les nouveaux venus non encore initiés au folklore san-antoniesque, je vais vous le définir en trois mots, comme dirait mon camarade Alexandre Dumas (l'homme qui aurait dû écrire « Dix petits Nègres », vu qu'il en avait tant à son service !).
Pinuche, c'est Baderne-Baderne ! Il est gentil, doux et enrhumé. Il est maigre, il a le cheveu terne, la moustache mitée et nicotinisée, l'œil chassieux, la paupière tombante, le nez comme une échine de chèvre. Il rabâche. Il est bavard et obstiné dans son bavard de monocorde qui coule de sa moustache comme l'eau grise d'un caniveau. Il a des fringues fatiguées, des chemises dont les cols sont retaillés dans des étoffes bizarres. II porte des caleçons longs (mais ça c'est à titre strictement confidentiel) et son chapeau de feutre rabattu par-devant eut ravi Louis XI.
Il entre avec le sourire aux lèvres et une bouteille de rhum sous le bras.
— Alors, ce malade ? fait-il pour se mettre en voix.
— Tiens ! fais-je, Pinuski ! C'est gentil d'être venu jusqu'ici, mon Révérend.
— Le dérangement n'est pas grand, affirme l'aimable loque. Justement je suis allé chercher ma 202 au garagiste où je l'avais menée pour la révision des quatre cent mille kilomètres… Ils viennent de lui faire l'opération coup de fouet !
— La pauvre bête, de la flagellation à son âge ! déploré-je, en lui désignant un siège.
Il déboutonne un lardeuss zébré de cicatrices. Le vêtement est d'un violet assourdi. Comme je m'étonne de cette délicatesse de ton, le Navré s'explique :
— C'est mon pardessus gris, tu te rappelles !
— Tu l'as fait teindre ?
— Non : retourner. Pour la deuxième fois !
Il déboutonne le pardingue incriminé et le dépose soigneusement sur son dossier de chaise, ensuite de quoi il s'assied.
— Bérurier aurait voulu venir, malheureusement le Vieux lui a confié un petit travail. Il paraît que ta fièvre est tombée ?
— Avec un bruit sec qui m'a réveillé. Et toi, Déchet, comment te sens-tu ?
Il parvient à prendre une mine plus désolée encore.
— Mon pylore n'en fait qu'à sa tête, dit-il. En plus de ça, j'ai ma sciatique qui me taquine. Le temps changerait que je n'en serais qu'à moitié surpris. D'autant que mes cors me flanquent des lancées très pénibles. J'ai aussi des picotements dans le genou où j'ai fait mon épanchement de synovie l'année dernière. Et alors, où je suis inquiet, mais alors très inquiet, c'est quand je respire !
— Ça devrait te rassurer, au contraire, ricané-je.
— Si je respire très très à fond, je ressens comme qui dirait un coup de couteau dans le dos.
— Alors respire modérément. Évidemment, si tu te goinfres d'oxygène, tes soufflets font une indigestion.
— Tu crois ? espère-t-il.
— Officiel !
— Bon. Tu permets que je me défasse un peu, il fait chaud chez vous.
Le Vieux Morpion porte de longs gants gris tricotés par M mePinaud. Ils sont troués aux extrémités et chacun de ses doigts ressemble à un minuscule bébé emmailloté. Il a l'air d'un vieux veuf négligé et, chose curieuse, M mePinaud ressemble à une veuve résignée (d'ailleurs les veuves sont toujours résignées).
Il me raconte les plaies variqueuses de cette dernière, la gastrite de son cousin germain, le pilon débloqueur de son oncle l'unijambiste qui a laissé sa guitare gauche à Verdun, et il va passer aux convulsions du petit dernier de son neveu lorsque je lui déclare qu'il me les brise menu et que nous ne sommes pas à Lariboisière. Son silence mortifié est de courte durée. Pinuche contre-attaque en mettant le Gros sur l'établi.
— Béru m'a chargé d'une requête, fait-il. Il voudrait que tu lui enregistres un nouveau cours d'Histoire. Je ne sais pas ce qui lui arrive, mais il est terriblement mordu. D'ailleurs, je dois convenir que c'est très intéressant, surtout de la manière alerte dont…
Je fais le bec de canard en opposant à mon pouce le reste de mes doigts.
— Béru me fatigue, assuré-je.
En souriant, Pinuchet fouille lentement ses poches et en sort un morceau de nappe en papier constellé de taches graisseuses. Entre cet archipel réalisé par Astra, le Mastar a tracé quelques lignes de sa belle écriture qui ressemble à du fil de fer barbelé.
Je lis :
« Fais pas ta mauvaise tranche, San-A. Maintenant on se tient plus, Berthe et moi. Hier soir j'y ai rapporté ta causerie. Je m'ai rappelé de tout : la marquise de Sévigné qu'a empoisonné Louis XIV, le mariage secret de Mandarin avec la reine d'Autriche, les nobles que le roi s'entourait pour coller des étiquettes, etc. Donc, il nous faut la suite. « Avis. »
Je souris tendrement à cette missive béruréenne. Le moyen de résister à une telle pression ?
— Tu vois, me dit Pinaud, il avait prévu ta rebuffade. Bérurier, vois-tu, c'est un sacré type dans son genre. Il n'est pas très intelligent mais il n'est pas bête pourtant. C'est un cancre attardé dans la société des grandes personnes. Il a pour toi une admiration sans limite.
— Oh ! ça va, Fossile, je vais vous la donner, votre ration de savoir. Branche le magnéto, et tu vas voir.
Читать дальше