— Que voulez-vous dire par là, docteur Ritter, en finissant votre horrible philtre de pétales artificiels, croyez-vous que vous-même, peut-être, n’êtes pas si gravement atteint ? Que vous avez, vous aussi, juste « un petit coup de moins bien » dû à une question amoureuse et pas une longue et terrifiante maladie ?
— Docteur Kraus j’aimerais tellement que vous ayez raison. J’aimerais tellement avoir raison aussi pour Schumann. Les Chants de l’aube sont si… Si uniques. Hors du temps de Schumann, en dehors de son écriture. Schumann était hors de lui quand il a écrit les Chants de l’aube , quelques semaines avant la nuit fatale, juste avant les ultimes Variations des esprits qui m’ont toujours effrayé, composées autour du (pendant) le plongeon dans le Rhin. Mi bémol majeur. Un thème né d’une hallucination auditive, acouphène mélodique ou révélation divine, pauvre Schumann. Mi bémol majeur, la tonalité de la sonate des Adieux de Beethoven. Les fantômes et les adieux. L’aube, les adieux. Pauvre Eusebius. Pauvre Florestan, pauvres compagnons de David. Pauvres de nous.”
Parfois je me demande si je n’ai pas moi-même des hallucinations. Voilà que j’évoque les Adieux de Beethoven et que Die Ö1 Klassiknacht annonce la sonate opus 111 du même Beethoven. Peut-être est-ce qu’ils programment la musique à rebours , Schumann tardif, puis Mendelssohn, Beethoven ; il manque Schubert — si je reste assez longtemps à l’écoute je suis sûr qu’ils joueront une symphonie de Schubert, musique de chambre d’abord, piano ensuite, il ne manque que l’orchestre. J’ai pensé aux Adieux et c’est la trente-deuxième, que Thomas Mann appelle “l’adieu à la sonate” dans Le Docteur Faustus . Est-ce que le monde devient vraiment conforme à mes désirs ? C’est ce magicien de Mann qui apparaît maintenant dans ma cuisine ; quand je parle de ma jeunesse à Sarah, je mens toujours, je lui dis “ma vocation de musicologue vient du Docteur Faustus , c’est en lisant Le Docteur Faustus à quatorze ans que j’ai eu la révélation de la musique”, quel immense mensonge. Ma vocation de musicologue n’existe pas. Au mieux je suis Serenus Zeitblom, docteur, créature de pure invention ; au pire Franz Ritter, qui rêvait, enfant, d’être horloger. Vocation inavouable. Comment expliquer au monde, cher Thomas Mann, cher Magicien, que, enfant, ma passion allait aux montres et aux pendules ? On me prendra tout de suite pour un conservateur constipé (que je suis, par ailleurs), on ne verra pas en moi le rêveur, le créateur obsédé par le temps. Or, du temps à la musique il n’y a qu’un pas, mon cher Mann. C’est ce que je me dis quand je suis triste. Certes, tu n’as pas progressé dans le monde des merveilleuses mécaniques, des coucous et des clepsydres, mais tu as conquis le temps par la musique. La musique, c’est le temps domestiqué, le temps reproductible, le temps en forme. Et comme pour les montres et les horloges, on voudrait qu’il soit parfait, ce temps, qu’il ne dévie pas d’une microseconde, vous voyez où je veux en venir, docteur Mann, cher prix Nobel, phare des lettres européennes. Ma vocation d’horloger me vient de mon grand-père, qui m’apprenait, très tendrement, très doucement, l’amour des beaux mécanismes, des engrenages calés à la loupe, des justes ressorts (la difficulté du ressort circulaire, disait-il, contrairement au poids vertical, est qu’il déploie plus d’énergie au début qu’à la fin de la décontraction ; il faut donc compenser, par des limitations subtiles, son extension sans l’user outre mesure). Ma ferveur horlogère me prédestinait à l’étude de la musique, où il est aussi question de ressorts et de contrepoids, de ressorts archaïques, de pulsation et de cliquetis et donc, voilà le but ultime de cette digression, je ne mens pas à Sarah, pas vraiment, quand je lui dis que j’avais la vocation de la musicologie, qui est à la musique ce que l’horlogerie est au temps, mutatis mutandis . Ah docteur Mann je vous vois froncer les sourcils, vous n’avez jamais été poète. Vous avez écrit le roman de la musique, Faustus , tout le monde s’accorde là-dessus, sauf ce pauvre Schönberg, qui, d’après ce que l’on dit, en avait été fort jaloux. Ah, ces musiciens. Jamais contents. Des ego disproportionnés. Vous dites que Schönberg est Nietzsche plus Mahler, un génie inimitable, et il se plaint. Il se plaint que vous ne l’appeliez pas Arnold Schönberg, mais Adrian Leverkühn, sans doute. Peut-être aurait-il été très heureux que vous lui consacriez six cents pages de roman, quatre ans de votre génie, en l’appelant par son nom, Schönberg, même si en fin de compte ce n’était pas lui, mais un Nietzsche lecteur d’Adorno, père d’un enfant mort. Un Nietzsche syphilitique, bien sûr, comme Schubert, comme Hugo Wolf. Docteur Mann, sans vouloir vous vexer, cette histoire de bordel me semble un rien exagérée. Voyez mon cas, on peut attraper des affections tout à fait exotiques sans être obligé de tomber amoureux d’une prostituée déclassée à cause d’une maladie professionnelle. Quelle histoire terrifiante, cet homme qui suit l’objet de son amour au-delà du bordel et couche avec elle tout en sachant qu’il va contracter sa terrible bactérie. C’est peut-être pour cela que Schönberg vous en a voulu, d’ailleurs, cette façon de prétendre sans en avoir l’air qu’il était syphilitique. Imaginez sa vie sexuelle après la parution du Docteur Faustus , le pauvre. Les doutes de ses partenaires. Bien sûr j’exagère et personne n’a jamais pensé à cela. Pour vous la maladie s’opposait à la santé nazie. Revendiquer le corps et l’esprit malades, c’est affronter directement ceux qui ont décidé d’assassiner tous les aliénés dans les premières chambres à gaz. Vous avez raison. Vous auriez peut-être pu choisir une autre affection, la tuberculose, par exemple. Excusez-moi, pardon, évidemment c’était impossible. Et la tuberculose, même si vous n’aviez pas écrit La Montagne magique , suppose l’isolement de la société, le regroupement des malades entre eux dans de glorieux sanatoriums, alors que la syphilis est une malédiction que l’on garde pour soi, une de ces maladies de solitude qui vous rongent dans l’intimité. Des tuberculeux et des syphilitiques, voilà l’histoire de l’art en Europe — le public, le social, la tuberculose, ou l’intime, le honteux, la syphilis. Plutôt que dionysiaque ou apollinien, je propose ces deux catégories pour l’art européen. Rimbaud : tuberculeux. Nerval : syphilitique. Van Gogh ? Syphilitique. Gauguin ? Tuberculeux. Rückert ? Syphilitique. Goethe ? Un grand tuberculeux, voyons ! Michel-Ange ? Atrocement tuberculeux. Brahms ? Tuberculeux. Proust ? Syphilitique. Picasso ? Tuberculeux. Hesse ? Devient tuberculeux après des débuts syphilitiques. Roth ? Syphilitique. Les Autrichiens en général sont syphilitiques, sauf Zweig, qui est bien sûr le modèle du tuberculeux. Regardez Bernhard : absolument, terriblement syphilitique, malgré sa maladie des poumons. Musil : syphilitique. Beethoven ? Ah, Beethoven. On s’est demandé si la surdité de Beethoven n’était pas due à la syphilis, pauvre Beethoven, on lui a trouvé a posteriori tous les maux. Hépatite, cirrhose alcoolique, syphilis, la médecine s’acharne sur les grands hommes, c’est certain. Sur Schumann, sur Beethoven. Savez-vous ce qui l’a tué, monsieur Mann ? Ce que l’on sait aujourd’hui de source plus ou moins sûre ? Le plomb. Le saturnisme. Oui monsieur. Pas plus de syphilis que de beurre en broche, comme on dit en France. Et d’où venait ce plomb, je vous le donne en mille ? Des médecins. Ce sont les odieux traitements absurdes de ces charlatans qui ont tué Beethoven et qui l’ont sans doute aussi rendu sourd. Terrifiant, vous ne trouvez pas ? Je me suis rendu deux fois à Bonn. Une première fois quand j’étais étudiant en Allemagne, et une seconde fois plus récemment pour donner une conférence sur l’Orient de Beethoven et Les Ruines d’Athènes , à l’occasion de laquelle j’ai retrouvé le fantôme de mon ami Bilger. Mais c’est une autre histoire. Connaissez-vous les appareils acoustiques de Beethoven de la Beethovenhaus à Bonn ? Il n’y a rien de plus effrayant. De lourds marteaux, des boîtes de conserve emmanchées, on a l’impression qu’il faut deux mains pour les tenir. Ah voilà l’opus 111. Au début, nous sommes toujours dans la sonate. Pas encore d’Adieu. L’ensemble du premier mouvement est construit sur les surprises et les décalages : la majestueuse introduction, par exemple. On a l’impression de prendre un train en marche, d’avoir manqué quelque chose ; on entre dans un monde qui a déjà commencé à tourner avant notre naissance, un peu désorientés par la septième diminuée — les colonnes d’un temple antique, ces forti . Le portique d’un univers neuf, un portique de dix mesures, sous lequel nous passons au do mineur, ensemble la puissance et la fragilité. Courage, allégresse, grandiloquence. Les manuscrits de la trente-deuxième se trouvent-ils aussi dans les salles Bodmer à Bonn ? Docteur Mann, je sais que vous l’avez rencontré, le fameux Hans Conrad Bodmer. Le plus grand collectionneur beethovénien. Il a patiemment tout rassemblé, tout acheté, entre 1920 et 1950, les partitions, les lettres, les meubles, les objets les plus divers ; il en remplissait sa villa zurichoise, et montrait ces reliques aux grands interprètes de passage, les Backhaus, les Cortot, les Casals. À grands coups de francs suisses, Bodmer a reconstitué Beethoven comme on reconstitue un vase antique brisé. Recollé ce qui avait été éparpillé pendant près de cent ans. Vous savez quel est celui qui m’émeut le plus, parmi tous ces objets, docteur Mann ? Le bureau de Beethoven ? Celui que possédait Stefan Zweig, sur lequel il écrivit la plupart de ses livres, et qu’il a fini par vendre avec sa collection de manuscrits à son ami Bodmer ? Non. Son écritoire de voyage ? Ses sonotones ? Non plus. Sa boussole. Beethoven possédait une boussole. Une petite boussole de métal, en cuivre ou en laiton, qu’on voit dans une vitrine à côté de sa canne. Un compas de poche, rond, avec un couvercle, très proche des modèles d’aujourd’hui me semble-t-il. Un beau cadran en couleur avec une magnifique rose des vents. On sait que Beethoven était un grand marcheur. Mais il marchait autour de Vienne, en ville l’hiver, et dans la campagne l’été. Pas besoin de boussole pour quitter Grinzing ou trouver l’Augarten — est-ce qu’il emportait ce compas au cours de ses excursions dans la forêt viennoise, ou lorsqu’il traversait les vignes pour rejoindre le Danube à Klosterneuburg ? Avait-il envisagé un grand voyage ? L’Italie, peut-être ? La Grèce ? Est-ce que Hammer-Purgstall l’avait convaincu de voir l’Orient ? Hammer avait proposé à Beethoven de mettre en musique des textes “orientaux”, les siens, mais aussi des traductions. Apparemment le maître n’y a jamais consenti. Il n’y a pas de lieder “orientaux” de Beethoven en dehors des Ruines d’Athènes de l’horrible Kotzebue. Il y a juste la boussole. J’en possède une réplique — enfin un modèle approchant. Je n’ai pas souvent l’occasion de m’en servir. Je crois qu’elle n’est jamais sortie de cet appartement. Elle marque donc toujours la même direction, à l’infini, sur son étagère, le couvercle fermé. Assidûment tendue par le magnétisme, sur sa goutte d’eau, la double aiguille rouge et bleue marque l’est. Je me suis toujours demandé où Sarah avait trouvé cet artefact bizarre. Ma boussole de Beethoven montre l’est. Oh ce n’est pas juste le cadran, non non, dès que vous essayez de vous orienter, vous vous apercevez que cette boussole pointe vers l’est et non pas vers le nord. Une boussole de farces & attrapes. J’ai longtemps joué avec, incrédule, j’ai fait des dizaines d’essais, à la fenêtre de la cuisine, à la fenêtre du salon, à la fenêtre de la chambre et, effectivement, elle indique l’est. Sarah se tenait le ventre de rire, de me voir tourner cette foutue boussole dans tous les sens. Elle me disait “alors, tu t’y retrouves ?” Et il était absolument impossible de s’orienter avec cet instrument. Je pointais vers la Votivkirche, l’aiguille se stabilisait rapidement, bien immobile, je tournais la roue pour placer le N sous l’aiguille, mais alors l’azimut affirmait que la Votivkirche se trouvait à l’est au lieu d’être au sud. Elle est fausse, tout simplement, elle ne marche pas. Sarah pouffait, très heureuse de sa blague, tu ne sais même pas te servir d’une boussole ! Je te dis qu’elle indique l’est ! Et effectivement, miraculeusement, si on plaçait le E sous l’aiguille au lieu du N, alors tout, par enchantement, retrouvait sa place : le nord au nord, le sud au sud, la Votivkirche au bord du Ring. Je ne comprenais pas comment cela était possible, par quelle magie il pouvait exister une boussole qui indique l’est et non pas le nord. Le magnétisme terrestre s’insurge contre cette hérésie, cet objet possède une magie noire ! Sarah avait les larmes aux yeux tellement elle riait de me voir aussi déconcerté. Elle refusait de m’expliquer le truc ; j’étais terriblement vexé ; je tournai et retournai ce foutu cadran dans tous les sens. La sorcière responsable de l’enchantement (ou, du moins, de son achat : même les plus grands magiciens achètent leurs tours) finit par avoir pitié de mon manque d’imagination et me confier qu’en réalité il y avait deux aiguilles séparées par un carton ; l’aiguille aimantée se trouvait en dessous, invisible, et la seconde, assujettie à la première, faisait un angle de quatre-vingt-dix degrés avec l’aimant, indiquant donc toujours l’axe est-ouest. Quel intérêt ? À part avoir immédiatement sous les yeux la direction de Bratislava ou de Stalingrad sans faire de calculs, je ne voyais pas.
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