Faugier rejoignit la conversation ; nous avions fait du thé ; le samovar frémissait doucement. Sarah attrapa un morceau de candi qu’elle laissa fondre dans sa bouche ; elle avait retiré ses chaussures et replié ses mollets sous ses cuisses dans le fauteuil en cuir. Un disque de setar meublait les silences — c’était l’automne, ou l’hiver, il faisait déjà sombre. Faugier tournait en rond, comme tous les jours au coucher du soleil. Il allait réussir à tenir encore une heure, puis l’angoisse se ferait trop forte et il serait obligé d’aller fumer sa pipe ou son joint d’opium, avant de s’en remettre à la nuit. Je me rappelais ses propres conseils d’expert, autrefois à Istanbul — apparemment il ne les avait pas suivis. Il était, huit ans plus tard, devenu opiomane ; il était terriblement inquiet à l’idée de rentrer en Europe, où sa drogue serait bien plus difficile à trouver. Il savait ce qui allait se produire ; il finirait par prendre de l’héroïne (qu’il fumait déjà un peu, rarement, à Téhéran) et connaîtrait la douleur de l’addiction ou l’agonie du sevrage. L’idée du retour, outre les difficultés matérielles qu’elle entraînait (fin de l’allocation de recherche, absence de perspectives immédiates d’emploi dans cette société secrète qu’est l’Université française, ce monastère laïque où le noviciat peut durer la vie entière), se doublait de cette terrifiante lucidité sur son état, sa peur panique de l’adieu à l’opium — qu’il compensait par une activité débordante, il multipliait les promenades (comme ce jour-là le musée Abguineh où il m’avait emmené), les rencontres, les expéditions louches, les nuits blanches, pour essayer d’agrandir le temps et oublier dans le plaisir et les stupéfiants que son séjour touchait à sa fin, augmentant ainsi de jour en jour son anxiété. Gilbert de Morgan, le directeur, n’était d’ailleurs pas mécontent de se débarrasser de lui — il faut dire que la noblesse surannée du vieil orientaliste s’accommodait assez mal de la verve, de la liberté et des étranges sujets d’étude de Faugier. Morgan était persuadé que c’était “le contemporain” qui lui valait tous ses ennuis non seulement avec les Iraniens, mais aussi avec l’ambassade de France. Les lettres (classiques, si possible), la philosophie et l’histoire ancienne, voilà tout ce qui trouvait grâce à ses yeux. Vous vous rendez compte, disait-il, on m’envoie encore un politicien. (C’est ainsi qu’il appelait les étudiants d’histoire contemporaine, de géographie ou de sociologie.) Ils sont fous à Paris. On se bat pour essayer d’obtenir des visas pour les chercheurs, et on se retrouve à présenter des dossiers dont on sait très bien qu’ils ne vont pas plaire du tout aux Iraniens. Du coup il faut mentir. Quelle folie.
La folie était en effet un élément clé de la recherche européenne en Iran. La haine, le travestissement des sentiments, la jalousie, la peur, la manipulation étaient les seuls liens que la communauté des savants, en tout cas dans leurs rapports aux institutions, arrivait à développer. Folie collective, dérives personnelles — il fallait que Sarah soit forte pour ne pas trop souffrir de cette ambiance. Morgan avait trouvé un nom simple pour sa politique de gestion : le knout. À l’ancienne. L’administration iranienne n’était-elle pas plurimillénaire ? Il fallait revenir à de sains principes d’organisation : le silence et le fouet. Bien sûr cette méthode infaillible avait l’inconvénient de ralentir (comme pour les pyramides, ou le palais de Persépolis) passablement les travaux. Elle augmentait aussi la pression sur les épaules de Morgan, qui du coup passait son temps à se plaindre ; il n’avait le temps de ne rien faire d’autre, disait-il, que de surveiller ses administrés. Les chercheurs étaient un peu épargnés. Sarah était épargnée. Faugier beaucoup moins. Les étrangers de passage, le Polonais, l’Italien ou moi comptions pour du beurre, comme disent les Français. Gilbert de Morgan nous méprisait respectueusement, nous ignorait avec égards, nous laissait profiter de toutes les facilités de son institut, et surtout du grand appartement au-dessus des bureaux, où Sarah sirotait son thé, où Faugier ne tenait pas en place, où nous parlions des théories du fou du musée Abguineh (nous avions fini par décider qu’il était fou), d’Adolf Hitler posant avec un tarbouche ou un turban sur le crâne et de son lointain inspirateur, le comte de Gobineau, l’inventeur de l’aryanité : l’auteur de l’ Essai sur l’inégalité des races humaines était aussi un orientaliste, premier secrétaire de la légation de France en Perse, puis ambassadeur, qui fit deux séjours en Iran au milieu du XIX esiècle — ses œuvres ont droit à trois beaux volumes dans cette fameuse collection de la Pléiade qui avait si injustement, d’après Morgan et Sarah, éjecté le pauvre Germain Nouveau. Le premier raciste de France, l’inspirateur de Houston Stewart Chamberlain, grand théoricien de la germanité haineuse qui le découvrit sur les conseils de Cosima Liszt et de Wagner, amis de Gobineau depuis novembre 1876 : Gobineau est aussi un wagnérien ; il écrira une cinquantaine de lettres à Wagner et à Cosima. Il ne pouvait mieux tomber, malheureusement, pour la postérité de la partie la plus noire de son œuvre ; c’est par le cercle de Bayreuth (Chamberlain principalement, qui épousera Eva Wagner) que ses théories aryennes sur l’évolution des races humaines suivent leur horrible chemin. Mais comme le faisait remarquer Sarah, Gobineau n’est pas antisémite, au contraire. Il considère la “race juive” comme étant une des plus nobles, savantes et industrieuses, des moins décadentes, des plus préservées du déclin général. L’antisémitisme, c’est Bayreuth, c’est Wagner, Cosima, Houston Chamberlain, Eva Wagner qui l’ajoutent. La liste effarante des disciples de Bayreuth, les terrifiants témoignages, Goebbels tenant la main de Chamberlain pendant son agonie, Hitler à son enterrement, Hitler ami intime de Winifred Wagner — quelle injustice quand on y pense, l’aviation alliée lance deux bombes incendiaires sur le Gewandhaus de Leipzig de ce pauvre Mendelssohn et pas une seule sur le théâtre du Festival de Bayreuth. Même les Alliés ont été malgré eux complices des mythes aryens — la destruction du théâtre de Bayreuth aurait été une grande perte pour la musique, certes. Qu’importe, on l’aurait reconstruit à l’identique, mais Winifred Wagner et son fils auraient connu un peu de cette destruction qu’ils avaient si bien déclenchée sur le monde, un peu de cette douleur de la perte en voyant partir en fumée l’héritage criminel de leur beau-père et grand-père. Si les bombes peuvent racheter le crime. Il est rageant de penser qu’un des liens qui unissent Wagner à l’Orient (au-delà des influences reçues à travers Schopenhauer, Nietzsche ou la lecture de l’ Introduction à l’histoire du bouddhisme indien de Burnouf) soit l’admiration de Wagner pour l’ouvrage du comte de Gobineau Essai sur l’inégalité des races humaines — qui sait, Wagner a peut-être lu aussi Trois Ans en Asie ou les Nouvelles asiatiques . Cosima Wagner elle-même traduisit en allemand, pour les Bayreuther Blätter , une étude de Gobineau, Ce qui se passe en Asie ; Gobineau rendit souvent visite aux Wagner. Il les accompagne à Berlin pour la première triomphale du Ring , en 1881, cinq ans après la création à Bayreuth, deux ans avant la mort du maître à Venise, maître qui pense encore, dit-on, à la fin de sa vie, à l’écriture d’un opéra bouddhiste, Les Vainqueurs , dont le titre à l’air si peu bouddhiste faisait rire Sarah aux éclats — au moins autant que certaines remarques de ce pauvre Gobineau : elle était allée chercher ses œuvres complètes “à la cave”, c’est-à-dire dans la bibliothèque de l’institut, et je nous revois, alors que le second mouvement de l’ Octuor de Mendelssohn commence, en train de lire à haute voix des fragments de Trois Ans en Asie . Même Faugier avait arrêté ses circonvolutions angoissées pour se pencher sur la prose du pauvre orientaliste.
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