Nous avons su respirer dans le sang, emplir nos poumons de sang et profiter pleinement de la mort. Nous avons transmuté la mort en beauté des siècles durant, le sang en fleurs, en fontaines de sang, rempli les vitrines des musées d’uniformes maculés de sang et de lunettes brisées par le martyre et nous en sommes fiers, car chaque martyr est un coquelicot qui est rouge qui est un peu de beauté qui est ce monde. Nous avons fabriqué un peuple liquide et rouge, il vit dans la mort et est heureux en Paradis. Nous avons tendu une toile noire sur le Paradis pour le protéger du soleil. Nous avons lavé nos cadavres dans la rivière du Paradis. Paradis est un mot persan. Nous y donnons à boire aux passants l’eau de la mort sous les tentes noires du deuil. Paradis est le nom de notre pays, des cimetières où nous vivons, le nom du sacrifice.
Parviz ne savait pas parler en prose ; pas en français, en tout cas. En persan il gardait sa noirceur et son pessimisme pour ses poèmes, il était beaucoup moins grave, plein d’humour ; ceux qui, comme Faugier ou Sarah, connaissaient assez bien la langue pour en profiter riaient souvent aux éclats — il racontait avec plaisir des histoires drôles, salaces, dont on se serait étonné, partout ailleurs dans le monde, qu’un grand poète les connaisse. Parviz parlait aussi souvent de son enfance à Qom dans les années 1950. Son père était un religieux, un penseur, qu’il appelle toujours “l’homme en noir” dans ses textes, si ma mémoire est bonne. C’est grâce à “l’homme en noir” qu’il lit les philosophes de la tradition persane, depuis Avicenne jusqu’à Ali Shariati — et les poètes mystiques. Parviz connaissait par cœur un nombre extraordinaire de vers classiques, de Roumi, de Hafez, de Khadjou, de Nezami, de Bidel, et modernes, de Nima, de Shamlou, de Sepehri ou d’Akhavan-Sales. Une bibliothèque ambulante — Rilke, Essenine, Lorca, Char, il savait sur le bout des doigts (en persan et en version originale) des milliers de poèmes. Le jour de notre rencontre, en apprenant que j’étais viennois, il avait cherché dans sa mémoire, comme on parcourt une anthologie, et était revenu de ce bref voyage intérieur avec un poème de Lorca, en espagnol, “En Viena hay diez muchachas, un hombro donde solloza la muerte y un bosque de palomas disecadas” , auquel je ne comprenais goutte, évidemment, il a fallu qu’il traduise, “À Vienne il y a dix jeunes filles, une épaule sur laquelle la mort sanglote et une forêt de pigeons empaillés”, puis il m’a regardé très sérieusement et m’a demandé “c’est vrai ? Je n’y suis jamais allé.”
C’est Sarah qui est intervenue à ma place, “oh c’est vrai, oui, surtout pour les pigeons empaillés.
— Voilà qui est intéressant, une ville taxidermiste.”
Je n’étais pas sûr que la conversation aille dans un sens qui me fût très favorable, alors j’ai fait les gros yeux à Sarah, ce qui l’a immédiatement réjouie, voilà l’Autrichien qui se vexe, il n’y a rien qui ne la mette plus en joie que d’exposer publiquement mes défauts — l’appartement de Parviz était petit mais confortable, rempli de livres et de tapis ; étrangement, il se trouvait dans une avenue au nom de poète, Nezami ou Attâr, je ne sais plus. On oublie facilement les choses importantes. Il faut que j’arrête de penser à voix haute, si jamais on m’enregistrait, quelle honte. J’ai peur de passer pour fou. Pas un fou comme le fou du musée Abguineh ou comme l’ami Bigler mais un cinglé quand même. Le type qui parle à sa radio et son ordinateur portable. Qui discute avec Mendelssohn et sa tasse de Red Love acidulé. J’aurais pu rapporter moi aussi un samovar d’Iran, tiens. Je me demande ce que Sarah a fait du sien. Rapporter un samovar plutôt que des disques, des instruments de musique et les œuvres de poètes que je ne comprendrai jamais. Est-ce que je parlais tout seul, autrefois ? Est-ce que j’inventais des rôles, des voix, des personnages ? Mon vieux Mendelssohn, il faut que je t’avoue que je connais en fin de compte assez mal ton œuvre. Que veux-tu, on ne peut pas tout écouter, tu n’es pas fâché j’espère. Je connais ta maison, par contre, à Leipzig. Le petit buste de Goethe sur ton bureau. Goethe ton parrain, ton premier maître. Goethe qui entendit deux enfants prodiges, le petit Mozart et toi. J’ai vu tes aquarelles, tes beaux paysages suisses. Ton salon. Ta cuisine. J’ai vu le portrait de la femme que tu aimais et les souvenirs de tes voyages en Angleterre. Tes enfants. J’ai imaginé une visite de Clara et Robert Schumann, tu sortais précipitamment de ton cabinet de travail pour les accueillir. Clara était resplendissante ; elle portait une petite coiffe, ses cheveux attachés sur l’arrière, quelques anglaises tombaient sur ses tempes et encadraient son visage. Robert avait des partitions sous le bras et un peu d’encre sur sa manchette droite, tu as ri. Vous vous êtes tous assis au salon. Le matin même tu avais reçu une lettre d’Ignaz Moscheles de Londres t’annonçant son accord pour venir enseigner à Leipzig dans le tout nouveau conservatoire que tu venais de fonder. Moscheles ton professeur de piano. Tu annonces ces excellentes nouvelles à Schumann. Vous allez donc travailler tous ensemble. Si Schumann accepte, bien entendu. Et il accepte. Puis vous déjeunez. Puis vous sortez vous promener, je vous ai toujours imaginés grands marcheurs, Schumann et toi. Il te reste quatre ans à vivre. Dans quatre ans Moscheles et Schumann porteront ton cercueil.
Sept ans plus tard, ce sera Schumann qui plongera, à Düsseldorf, dans le Rhin et la démence.
Je me demande, mon vieux Mendel, ce qui me prendra d’abord, la mort ou la folie.
“Docteur Kraus ! Docteur Kraus ! Je vous enjoins de répondre à cette question. Il paraît, d’après les dernières investigations de ces légistes de l’âme que sont les psychiatres post mortem , que Schumann n’était pas plus aliéné que vous et moi. Qu’il était tout simplement triste, profondément triste des difficultés de sa relation amoureuse, de la fin de sa passion, tristesse qu’il oubliait dans l’alcool. Clara l’a laissé mourir abandonné pendant deux longues années au fond de son asile, voilà la vérité, docteur Kraus. La seule personne (avec Brahms, mais vous serez d’accord, Brahms ne compte pas) qui lui a rendu visite, Bettina von Arnim, la sœur de Brentano, le confirme d’ailleurs. D’après elle Schumann était enfermé injustement. Ce n’est pas Hölderlin dans sa tour. D’ailleurs le dernier grand cycle pour piano de Schumann, les Chants de l’aube , composé à peine six mois avant son internement, est inspiré par Hölderlin et dédié à Bettina Brentano von Arnim. Est-ce que Schumann pensait à la tour de Hölderlin au bord du Neckar, est-ce qu’il en avait peur, Kraus, qu’en pensez-vous ?
— L’amour peut nous dévaster, j’en ai la conviction profonde, docteur Ritter. Mais on ne peut jurer de rien. En tout cas je vous recommande de prendre ces médicaments pour vous reposer un peu, mon ami. Vous avez besoin de calme et de repos. Et non, je ne vous prescrirai pas d’opium pour ralentir votre métabolisme , comme vous dites. On n’éloigne pas l’instant de la mort en ralentissant son métabolisme , en étirant le temps, docteur Ritter, c’est une idée tout à fait enfantine.
— Mais enfin, cher Kraus, que donnait-on à Schumann pendant deux ans dans son asile à Bonn ? Du bouillon de poule ?
— Je l’ignore, docteur Ritter, je n’en sais foutre rien. Je sais juste que les médecins de l’époque ont diagnostiqué une melancholia psychotica qui a nécessité son internement.
— Ah les médecins sont terribles, jamais vous ne contrediriez un confrère ! Des charlatans, Kraus ! Des charlatans ! Des vendus ! Melancholia psychotica, my ass ! Il se portait comme un charme, c’est ce qu’affirme la Brentano ! Il a juste eu un petit coup de moins bien. Un petit coup de moins bien, le Rhin l’a réveillé, l’a même revivifié, en bon Allemand le Rhin l’a ressuscité, les ondines lui ont caressé les parties et hop ! Figurez-vous, Kraus, que déjà avant la visite de la Brentano il réclamait du papier à musique, une édition des Caprices de Paganini et un atlas. Un atlas, Kraus ! Schumann voulait voir le monde, quitter Endenich et son bourreau le Dr Richarz. Voir le monde ! Il n’y avait aucune raison pour l’enterrer dans cette maison de fous. C’est sa femme, la responsable de ses malheurs. Clara qui, malgré tous les rapports qu’elle recevait d’Endenich, n’est jamais allée le chercher. Clara qui a suivi à la lettre les recommandations criminelles de Richarz. C’était déjà Clara la responsable de cette crise que la médecine a transformée en un long enterrement. C’est la passion, la fin de la passion, l’angoisse de l’amour qui l’a rendu malade.
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