Je tourne autour de l’amour. Je remue ma petite cuiller dans la tasse vide. Est-ce que j’ai envie d’une autre infusion ? Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas sommeil. Que cherche à me dire le Destin, cette nuit ? Je pourrais me tirer les cartes, si j’avais la moindre compétence en la matière je me jetterais sur les Tarots. Madame Sosostris, famous clairvoyante, is known to be the wisest woman in Europe, with a wicked pack of cards . Voilà ma carte, Le Marin Phénicien Noyé. Le pendu oriental aquatique, en somme. Craignez la mort par noyade . Ou, chez Bizet :
Mais si tu dois mourir,
Si le mot redoutable
Est écrit par le sort,
Recommence vingt fois,
La carte impitoyable
Répétera : la mort !
Encore ! Encore !
Toujours la mort !
Encore ! Le désespoir !
Toujours la mort !
Mourir de la main de Carmen ou de Mme Sosostris, c’est du pareil au même, kifkif bourricot, disent les Français. L’annonce de la mort prochaine, comme dans la belle sobriété du post-scriptum d’une des dernières lettres de Nietzsche, le géant aux moustaches d’argile,
P.-S. : Cet hiver, je reste à Nice. Mon adresse estivale est : Sils-Maria, Haute-Engadine, Suisse. J’ai cessé d’enseigner à l’université. Je suis aux trois quarts aveugle.
qui résonne comme une épitaphe. On a du mal à imaginer qu’il y ait une dernière nuit, qu’on soit déjà aux trois quarts aveugle. Sils en Engadine compte parmi les plus beaux paysages de montagne d’Europe, dit-on. Le lac de Sils et le lac de Silvaplana dont Nietzsche allait faire le tour à pied. Nietzsche le Perse, Nietzsche le lecteur de l’Avesta, dernier ou premier zoroastrien d’Europe, aveuglé par la lumière du feu d’Ahura Mazda la Grande Clarté. Toujours on se croise et se recroise ; Nietzsche amoureux de Lou Salomé, cette même Lou qui épousera un orientaliste, Friedrich Carl Andreas, spécialiste des langues iraniennes, orientaliste qui manquera de se tuer à coups de couteau, car elle lui refusait son corps, jusqu’à le rendre fou de désir ; Nietzsche croise Annemarie Schwarzenbach à Sils-Maria, où les Schwarzenbach possédaient un somptueux chalet ; Annemarie Schwarzenbach croise le fantôme de Nietzsche à Téhéran, où elle séjourne à plusieurs reprises ; Annemarie Schwarzenbach croise Thomas Mann et Bruno Walter à travers Erika et Klaus Mann, auxquels elle adresse ces lettres éperdues de Syrie et d’Iran. Annemarie Schwarzenbach croise Arthur de Gobineau sans le savoir dans la vallée du Lahr, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Téhéran. La boussole marque toujours l’est. En Iran, Sarah m’emmène visiter ces endroits, les uns après les autres : la villa de Farmaniyé où Annemarie résida avec son époux le jeune diplomate français Claude Clarac, belle maison aux colonnades néo-perses, avec un magnifique jardin, aujourd’hui résidence de l’ambassadeur d’Italie, homme affable, enchanté de nous faire les honneurs de sa demeure et d’apprendre que la Suissesse mélancolique y a vécu quelque temps — Sarah brille dans l’ombre des arbres, ses cheveux sont ces poissons dorés chatoyant dans l’eau brune ; son bonheur de découvrir cette maison se transforme en un interminable sourire ; je suis si heureux moi-même de son plaisir enfantin que je me sens empli d’une jubilation printanière, puissante comme le parfum des innombrables roses de Téhéran. La villa est somptueuse — les faïences qadjares sur les murs racontent les histoires des héros persans ; le mobilier, pour beaucoup d’époque, oscille entre vieille Europe et Iran immortel. Le bâtiment a été modifié et agrandi dans les années 1940, inextricable mélange entre architecture néogothique italienne et XIX esiècle persan, plutôt harmonieux. La ville autour de nous, si âpre souvent, s’adoucit dans cette vision de Sarah agenouillée sur une margelle et de sa main blanche, déformée par l’eau d’un bassin couvert de nénuphars. Je la retrouve en Iran quelques mois après Paris et la soutenance de sa thèse, de longs mois après son mariage et ma jalousie, après Damas, Alep et la porte refermée de la chambre de l’hôtel Baron, claquée contre mon visage — la douleur s’efface peu à peu, toutes les douleurs s’effacent, la honte est un sentiment qui imagine l’autre en soi, qui prend en charge la vision d’autrui, un dédoublement, et maintenant, en traînant mes savates vers le salon et mon bureau, en me cognant comme d’habitude au porte-parapluie de porcelaine invisible dans le noir, je me dis que j’ai été bien pitoyable de lui battre froid ainsi, et d’intriguer en même temps de toutes les façons possibles et imaginables afin de la retrouver en Iran, cherchant des sujets de recherche, des bourses, des invitations pour me rendre à Téhéran, complètement aveuglé par cette idée fixe, au point de bouleverser mes chers plans universitaires ; tout le monde me demandait, à Vienne, pourquoi Téhéran, pourquoi la Perse ? Istanbul et Damas, passe encore, mais l’Iran ? et il me fallait inventer des raisonnements biscornus, des interrogations sur “le sens de la tradition musicale”, sur la poésie persane classique et ses échos dans la musique européenne ou asséner un très péremptoire : “je dois revenir aux sources”, qui avait l’avantage de faire taire immédiatement les curieux, certains que j’avais été touché par la grâce ou, plus fréquemment, par le vent de la folie.
Tiens j’ai machinalement réveillé mon ordinateur, Franz, je sais ce que tu vas faire, tu vas fouiller dans de vieilles histoires, dans tes carnets de Téhéran, relire les courriers de Sarah et tu sais que ce n’est pas une bonne idée, tu ferais mieux de reprendre une infusion et d’aller te recoucher. Ou alors corrige, corrige ce mémoire infernal sur les opéras orientalistes de Gluck.
Une bouffée d’opium iranien, une bouffée de mémoire, c’est un genre d’oubli, d’oubli de la nuit qui avance, de la maladie qui gagne, de la cécité qui nous envahit. C’est peut-être ce qui manquait à Sadegh Hedayat lorsqu’il ouvrit le gaz en grand à Paris en avril 1951, une pipe d’opium et de mémoire, une compagnie : le plus grand prosateur iranien du XX esiècle, le plus sombre, le plus drôle, le plus méchant finit par s’abandonner à la mort par épuisement ; il se laisse aller, il ne résiste plus, sa vie ne lui semble pas digne d’être poursuivie, ici ou là-bas — la perspective de rentrer à Téhéran lui est aussi insupportable que celle de rester à Paris, il flotte, il flotte dans ce studio qu’il a eu tant de mal à obtenir, rue Championnet à Paris, Ville Lumière, dans laquelle il en voit si peu. À Paris, il aime les brasseries, le cognac et les œufs durs, car il est végétarien depuis fort longtemps, depuis ses voyages en Inde ; à Paris il aime le souvenir de la ville qu’il a connue dans les années 1920, et cette tension entre le Paris de sa jeunesse et celui de 1951 — entre sa jeunesse et 1951 — est une douleur quotidienne, dans ses promenades au Quartier latin, dans ses longues flâneries en banlieue. Il fréquente (c’est beaucoup dire) quelques Iraniens, exilés comme lui ; ces Iraniens le trouvent un peu hautain, un rien méprisant, ce qui est vraisemblablement le cas. Il n’écrit plus beaucoup. “Je n’écris que pour mon ombre, projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse connaître d’elle.” Il brûlera ses derniers textes. Personne n’a autant aimé et haï l’Iran que Hedayat, racontait Sarah. Personne n’a été aussi attentif à la langue de la rue, aux personnages de la rue, aux bigots, aux humbles, aux puissants. Personne n’a su construire une critique à la fois aussi sauvage et un éloge aussi immense de l’Iran que Hedayat. C’était peut-être un homme triste, surtout à la fin de sa vie, à la fois acide et amer, mais ce n’est pas un écrivain triste, loin de là.
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