Comme Hedayat, Paris m’a toujours intimidé ; l’étrange violence qu’on y ressent, l’odeur d’arachide tiède du métropolitain, l’habitude qu’ont ses habitants de courir au lieu de marcher, les yeux vers le bas, prêts à tout renverser sur leur passage pour parvenir à destination ; la crasse, qui paraît s’accumuler dans la ville sans discontinuer au moins depuis Napoléon ; le fleuve si noble et si contraint dans ses berges pavées, parsemées de monuments altiers et disparates ; le tout, sous l’œil mou et laiteux du Sacré-Cœur, me semble toujours d’une beauté baudelairienne, monstrueuse. Paris capitale du XIX esiècle et de la France. Je n’ai jamais pu me défaire, à Paris, de mes hésitations de touriste et mon français, même si je mets un point d’honneur à ce qu’il soit châtié, sobre, parfait, y est toujours en exil — j’ai l’impression de comprendre un mot sur deux, et pis encore, comble de l’humiliation, on me fait souvent répéter mes phrases : depuis Villon et la fin du Moyen Âge, à Paris on ne parle que le jargon. Et j’ignore si ces traits de caractère font paraître Vienne ou Berlin douces et provinciales ou si, au contraire, c’est Paris qui reste enfoncée dans sa province, isolée au cœur de cette Île-de-France dont le nom est peut-être à l’origine de la singularité de la ville et de ses habitants. Sarah est une vraie Parisienne, si cet adjectif a réellement un sens — en tout cas elle y est née, y a grandi et, pour elle, “il n’est bon bec que de Paris”. Et pour moi aussi — il me faut admettre que Sarah, même amaigrie par le surmenage, les yeux légèrement cernés, les cheveux plus courts qu’à l’accoutumée, comme si elle était entrée au monastère ou en prison, les mains pâles et presque osseuses, son alliance devenue trop grande bringuebalant à son doigt, restait l’idéal de la beauté féminine. Quel prétexte avais-je trouvé pour ce bref séjour parisien, je ne m’en souviens plus ; je logeais dans un petit hôtel tout près de la place Saint-Georges, une de ces places aux proportions miraculeuses transformées en enfer par l’invention de l’automobile — ce que j’ignorais, c’est qu’“à deux pas de la place Saint-Georges” (disait la brochure de l’hôtel que j’avais dû choisir, inconsciemment, à cause des consonances amicales du nom de ce saint, beaucoup plus familier que, mettons, Notre-Dame-de-Lorette ou Saint-Germain-l’Auxerrois) signifiait aussi malheureusement à deux pas de la place Pigalle, monument gris élevé à toutes sortes d’atrocités visuelles où les rabatteurs des bars à entraîneuses vous attrapaient par le bras pour vous proposer de boire un verre et ne vous lâchaient qu’après vous avoir copieusement traité, certains du sursaut de virilité que déclencheraient ces invectives, de pédale ou d’impuissant. Curieusement, cette place Pigalle (et les rues adjacentes) se trouvait entre Sarah et moi. L’appartement de Sarah et Nadim était situé un peu plus haut, place des Abbesses, à mi-chemin de l’ascension qui vous mène (ô Paris !) des putains de Pigalle aux moinillons du Sacré-Cœur et, au-delà de la Butte où les communards roulaient leurs canons, vers la dernière demeure de Sadegh Hedayat. Nadim était en Syrie au moment de ma visite, ce qui arrangeait bien mes affaires. Plus je grimpais pour rejoindre Sarah, dans ces ruelles qui passent sans prévenir du sordide au touristique, puis du touristique au bourgeois, plus je me rendais compte que j’avais encore de l’espoir, un fol espoir qui refusait de dire son nom, et ensuite, en descendant le grand escalier de la rue du Mont-Cenis, après m’être un peu perdu et avoir croisé un surprenant vignoble coincé entre deux maisons dont les vieux ceps m’ont rappelé Vienne et Nussdorf, marche après marche vers la mairie du 18 earrondissement, vers la pauvreté et la simplicité des faubourgs qui succèdent à l’ostentation montmartroise, cet espoir se dilua dans le gris qui paraissait attrister même les arbres de la rue Custine, engoncés dans leurs grilles de fonte, cette limitation si parisienne à l’acharnement végétal (rien ne représente plus l’esprit moderne que cette étrange idée, la grille d’arbre. On a beau vous persuader que ces imposants morceaux de ferraille sont là pour protéger le marronnier ou le platane, pour leur bien, pour éviter qu’on ne nuise à leurs racines, il n’existe pas, je crois, de représentation plus terrible de la lutte à mort entre la ville et la nature, ni de signe plus éloquent de la victoire de la première sur la seconde) et lorsque je parvins enfin, après quelques hésitations, une mairie, une église et un bruyant rond-point à la rue Championnet, Paris avait eu raison de mon espérance. L’endroit aurait pu être agréable, charmant même ; certains immeubles étaient élégants, avec leurs cinq étages et attique sous des toitures de zinc, mais la plupart des boutiques paraissaient abandonnées ; la rue était déserte, raide, interminable. En face de chez Hedayat se trouvait un curieux ensemble, une maison basse et ancienne, du XVIII esiècle sans doute, accolée à un gros bâtiment en briques marquant l’entrée d’un parking pour autobus parisiens. En attendant Sarah, j’eus tout le temps d’observer les fenêtres du 37 bis , là où Sadegh Hedayat avait décidé d’en finir avec l’existence, ce qui, sous le ciel atone, d’un gris pâle, n’incitait pas particulièrement à la gaieté. Je pensais à cet homme de quarante-huit ans colmatant la porte de sa cuisine avec des torchons avant d’ouvrir le gaz, de s’allonger par terre sur une couverture et de s’endormir à jamais. L’orientaliste Roger Lescot avait plus ou moins achevé sa traduction de La Chouette aveugle , mais les éditions Grasset n’en voulaient plus ou n’avaient plus les moyens de la publier. José Corti, libraire et éditeur des surréalistes, sera fasciné par le texte qui sortira deux ans après la disparition de l’auteur. La Chouette aveugle est un rêve de mort. Un livre violent, d’un érotisme sauvage, où le temps est un abîme dont le contenu reflue en vomissure mortelle. Un livre d’opium.
Sarah arrivait. Elle marchait vite, son cartable en bandoulière, la tête légèrement penchée ; elle ne m’avait pas aperçu. Je l’ai reconnue, malgré la distance, à la couleur de sa chevelure, à l’espoir qui s’insinuait de nouveau dans mon cœur en un serrement angoissé. Elle est devant moi, jupe longue, bottines, immense écharpe terre de Sienne. Elle me tend les mains, sourit, dit qu’elle est très heureuse de me revoir. Bien sûr je n’aurais pas dû lui faire remarquer immédiatement qu’elle avait beaucoup maigri, qu’elle était pâle, les yeux cernés, ce n’était pas très malin ; mais j’étais tellement surpris par ces transformations physiques, tellement poussé à la futilité par l’angoisse, que je n’ai pas pu m’en empêcher, et la journée, cette journée que j’avais provoquée, travaillée, attendue, imaginée s’engagea sur un chemin lamentable. Sarah était vexée — elle essaya de ne rien en montrer, et une fois notre visite à l’appartement de Hedayat terminée (enfin surtout la visite de la cage d’escalier, le locataire actuel du studio ayant refusé de nous ouvrir : il était, d’après Sarah qui l’avait eu la veille au téléphone, très superstitieux et terrorisé à l’idée qu’un mystérieux étranger ait pu mettre fin à ses jours sur le linoléum de sa cuisine), alors que nous remontions la rue Championnet vers l’ouest, puis la rue Damrémont en direction du cimetière de Montmartre, avant de nous arrêter pour déjeuner dans ce restaurant turc, elle gardait un silence poisseux, je m’enfonçai dans un bavardage hystérique — les noyés se débattent, secouent bras et jambes ; j’essayais de la dérider, ou du moins de l’intéresser ; je lui racontai les dernières nouvelles de Vienne, pour autant qu’il y ait des nouvelles à Vienne, j’enchaînai sur les lieder orientaux de Schubert, ma passion de l’époque, puis sur Berlioz, dont nous allions voir la tombe, et ma lecture très personnelle des Troyens — jusqu’à ce qu’elle s’arrête au beau milieu du trottoir et me regarde avec un demi-sourire :
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