Il était extraordinaire, en arpentant les pages du Journal de Constantinople — Écho de l’Orient à la bibliothèque, de se rendre compte à quel point la ville avait de tout temps attiré (grâce, entre autres, aux largesses d’un sultan pourtant, dans la seconde moitié du XIX esiècle, largement ruiné) tout ce que l’Europe comptait de peintres, de musiciens, d’hommes de lettres et d’aventuriers — découvrir que, depuis Michel-Ange et Vinci, tous avaient rêvé du Bosphore était absolument merveilleux. Ce qui m’intéressait à Istanbul, pour reprendre les termes de Sarah, c’était une variation du “soi”, les visites et voyages des Européens dans la capitale ottomane, plus que réellement l’“altérité” turque ; à part le personnel local des différents instituts et quelques amis de Faugier ou de Bilger, je n’en fréquentais pas : une fois de plus la langue était un obstacle insurmontable, et malheureusement j’étais bien loin d’être comme Hammer-Purgstall qui pouvait, dit-il, “traduire du turc ou de l’arabe en français, en anglais ou en italien, et parler le turc aussi bien que l’allemand” ; peut-être me manquait-il de jolies Grecques ou Arméniennes avec qui, comme lui, me promener chaque après-midi au bord du Détroit pour pratiquer la langue. Sarah gardait à ce propos un souvenir horrifié de son premier cours d’arabe à Paris : une sommité, un orientaliste de renom, Gilbert Delanoue, avait asséné, du haut de sa chaire, la vérité suivante : “Pour bien savoir l’arabe, il faut vingt ans. Cette durée peut être ramenée à la moitié avec l’aide d’un bon dictionnaire en peau de fesses.” “Un bon dictionnaire en peau de fesses”, voilà ce que semblait avoir Hammer, et même plusieurs ; il ne cache pas que ce qu’il sait de grec moderne, il le doit aux jeunes filles de Constantinople à qui il contait fleurette au bord de l’eau. C’était ainsi que j’imaginais la “méthode Faugier” ; il parlait le persan et le turc couramment, un turc des bas-fonds et un vrai persan de bazar, appris dans les bordels d’Istanbul et les parcs de Téhéran, sur le tas. Sa mémoire auditive était prodigieuse ; il était capable de se rappeler et de réutiliser des conversations entières, mais il manquait curieusement d’oreille : toutes les langues, dans sa bouche, ressemblaient à un obscur dialecte parisien, à tel point qu’on pouvait se demander s’il ne le faisait pas exprès, persuadé de la supériorité de l’accent français sur la phonétique indigène. Les Stambouliotes ou les Téhéranais, peut-être parce qu’ils n’avaient jamais eu la chance d’entendre Jean-Paul Belmondo baragouiner leur idiome, étaient envoûtés par l’étrange mélange de raffinement et de vulgarité qui naissait de cette monstrueuse association, celle de leurs pires endroits de perdition et d’un savant européen à l’élégance de diplomate. Il était d’une grossièreté constante dans toutes les langues, même en anglais. La vérité, c’était que j’étais terriblement jaloux de sa prestance, de son savoir, de son franc-parler comme de sa connaissance de la ville — peut-être aussi de son succès auprès des femmes. Non, surtout de son succès auprès des femmes : dans ce cinquième étage perdu au fond d’une ruelle de Cihangir que nous partagions, dont la vue ressemblait à celle du Panorama , il y avait très souvent des soirées, organisées par lui, où accouraient grand nombre de jeunes personnes tout à fait désirables ; j’ai même dansé (quelle honte) un soir, sur un tube de Sezen Aksu ou d’Ibrahim Tatlıses, je ne sais plus, en compagnie d’une jolie Turque (cheveux mi-longs, pull moulant en coton rouge vif assorti au rouge à lèvres, maquillage bleu autour d’yeux de houri) qui s’était ensuite assise à côté de moi sur le canapé, nous discutions en anglais ; autour de nous, d’autres danseurs, des bières à la main ; derrière elle s’étalaient les lumières de la rive asiatique du Bosphore jusqu’à la gare de Haydar Pasha ; elles encadraient son visage aux pommettes saillantes. Les questions étaient banales, que fais-tu dans la vie, que fais-tu à Istanbul, et comme d’habitude j’étais dans l’embarras :
— I’m interested in the history of music.
— Are you a musician ?
(Embarras) — No. I… I study musicology. I’m a… a musicologist.
(Étonnement, intérêt) — How great, which instrument do you play ?
(Vif embarras) — I… I don’t play any instrument. I just study. I listen and write, if you prefer.
(Déception, étonnement désappointé) — You don’t play ? But you can read music ?
(Soulagement) — Yes, of course, that’s part of my job.
(Surprise, suspicion) — You read, but you don’t play ?
(Mensonge éhonté) — Actually I can play several instruments, but poorly.
Ensuite je me lançai dans une longue explication de mes recherches, après un détour pédagogique par les arts plastiques (tous les historiens et critiques d’art ne sont pas peintres). Il m’a fallu admettre que je ne m’intéressais pas trop à la musique “moderne” (enfin, scientifiquement parlant, j’avais dû mentir et m’inventer une passion pour la pop turque, tel que je me connais) au profit de la musique du XIX esiècle, occidentale et orientale ; le nom de Franz Liszt lui était familier, celui de Haci Emin Effendi ne lui disait absolument rien, sans doute parce que je le prononçais affreusement. J’avais dû faire le malin en lui parlant de mon enquête (que je trouvais passionnante, haletante, même) à propos du piano de Liszt, ce fameux piano “à queue, grand modèle la, mi, la , à sept octaves et trois cordes, mécanique à double échappement Érard, avec tous les perfectionnements, en acajou, etc.” sur lequel il avait joué devant le sultan en 1847.
Entretemps les autres convives s’étaient assis à leur tour, avaient repris des bières et Faugier, alors qu’il avait jusqu’ici prêté plutôt attention à une autre, a jeté son dévolu sur la jeune femme à qui je racontais péniblement, en anglais (ce qui est toujours laborieux, comment dit-on acajou, par exemple, Mahagoni comme en allemand ?), mes grandes petites affaires : en un clin d’œil et en turc, il l’a fait rire aux éclats, à mes dépens je suppose ; puis, toujours dans la même langue, ils ont parlé musique, enfin je crois, je comprenais Guns N’ Roses, Pixies, Nirvana, puis ils sont partis danser ; j’ai contemplé un long moment le Bosphore qui brillait à la fenêtre, et le cul de la fille turque qui ondulait presque sous mes yeux, alors qu’elle se déhanchait face à ce bellâtre content de lui de Faugier — il vaut mieux en rire, mais j’avais été plutôt vexé, à l’époque.
Bien évidemment j’ignorais la réalité de la faille, de la fêlure de Faugier qui allait devenir faille — il a fallu attendre Téhéran des années plus tard pour que je découvre ce qui se cachait derrière cette façade de séducteur, la tristesse et la sombre folie solitaire de cet arpenteur de bas-fonds.
C’est bien sûr à Faugier que je dois d’avoir fumé ma première pipe d’opium — passion et technique qu’il avait rapportées de son premier séjour en Iran. Fumer de l’opium à Istanbul me paraissait d’un autre âge, une lubie d’orientaliste, et précisément pour cette raison, moi qui n’ai jamais touché à aucune drogue illégale ni eu aucun vice, je me laissai tenter par la thébaïque : très ému, effrayé même, mais d’une peur de jouissance, celle des enfants face à l’interdit, pas celle des adultes devant la mort. L’opium était, dans notre imaginaire, tellement associé à l’Extrême-Orient, à des chromos de Chinois allongés dans des fumeries qu’on en oubliait presque qu’il était originaire de Turquie et d’Inde et qu’on l’avait fumé de Thèbes à Téhéran en passant par Damas, ce qui, dans mon esprit, aidait aussi à éloigner l’appréhension : fumer à Istanbul ou à Téhéran c’était retrouver un peu l’esprit du lieu, participer d’une tradition que nous connaissions mal et remettre au jour une réalité locale que les clichés coloniaux avaient déplacée ailleurs. L’opium est encore traditionnel en Iran, où les teriyaki se comptent par milliers ; on voit des grands-pères amaigris, vindicatifs et gesticulants, fous, jusqu’à ce qu’ils fument leur première pipe ou dissolvent dans leur thé un peu du résidu brûlé la veille et redeviennent doux et sages, enveloppés dans leur épais manteau, à se réchauffer auprès d’un brasero dont ils utiliseront les charbons pour allumer leur bâfour et soulager leur âme et leurs vieux os. Faugier me racontait tout cela, pendant les semaines qui précédaient mon initiation, qui allait me rapprocher de Théophile Gautier, de Baudelaire, et même du pauvre Heinrich Heine, qui trouva dans le laudanum et surtout dans la morphine un remède à ses maux, une consolation dans son interminable agonie. Faugier avait utilisé ses contacts parmi les tenanciers de bordels et les gardiens de boîtes de nuit pour obtenir quelques rondelles de cette résine noire qui laissait sur les doigts une odeur très particulière, un parfum inconnu qui rappelait l’encens, mais comme caramélisé, sucré et bizarrement amer à la fois — un goût qui vous hante longtemps, qui revient par moments dans les sinus et dans l’arrière-gorge, au hasard des jours ; si je le convoque maintenant, ce goût, je le retrouve en avalant ma salive, en fermant les yeux, comme je suppose qu’un fumeur doit pouvoir le faire avec l’horrible relent de goudron brûlé du tabac, bien différent, car contrairement à ce que je croyais avant d’en faire l’expérience, l’opium ne brûle pas, mais bout, fond et dégage une vapeur épaisse au contact de la chaleur. C’est sans doute la complexité de la préparation qui préserve les foules européennes de devenir des teriyaki à l’iranienne ; fumer de l’opium est un savoir-faire traditionnel, un art , disent certains, qui est bien plus lent et complexe que l’injection — d’ailleurs dans Rohstoff , son roman autobiographique, Jörg Fauser, le Burroughs allemand, décrit les hippies des années 1970 à Istanbul, occupés toute la sainte journée à s’injecter, sur les lits crasseux des innombrables pensions de Küçükayasofia Caddesi, de l’opium brut qu’ils dissolvaient à la va-vite dans tous les liquides possibles, incapables de le fumer efficacement.
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