— Descendre ici un mètre.
— Oui chef. À la pelle de chantier ?
— Euh, grosse pelle… Grosse pelle non. Plutôt pioche.
— À la grosse pioche ?
— Grosse pioche non. Petite pioche.
— Donc on creuse un mètre à la petite pioche ?
— Na’am na’am . Chouïa chouïa, hein, n’allez pas me défoncer toute la muraille pour terminer plus vite, OK ?
— D’accord chef.
Dans ces circonstances, il y avait bien évidemment des malentendus qui donnaient lieu à des pertes irréparables pour la science : nombre de murs et de stylobates sont tombés victimes de l’alliance perverse de la linguistique et du capitalisme, mais dans l’ensemble les archéologues étaient contents de leur personnel, qu’ils formaient, pour ainsi dire, saison après saison : certains étaient terrassiers archéologiques de père en fils depuis plusieurs générations, avaient connu les grands ancêtres de l’archéologie orientale et figuraient sur les photos de fouilles depuis les années 1930. Il est étrange de se demander, d’ailleurs, quelle pouvait être leur relation à ce passé qu’ils contribuaient à restituer ; bien évidemment Sarah avait posé la question :
— Je suis curieuse de savoir ce que représentent ces excavations, pour ces ouvriers. Est-ce qu’ils ont la sensation qu’on les dépouille de leur histoire, que l’Européen leur vole, une fois de plus, quelque chose ?
Bilger avait une théorie, il soutenait que pour ces terrassiers tout ce qui est antérieur à l’Islam ne leur appartient pas, est d’un autre ordre, d’un autre monde, qu’ils relèguent dans le qadim jiddan , le “très ancien” ; Bilger affirmait que pour un Syrien, l’histoire du Monde se divise en trois périodes : jadid , récent ; qadim , ancien ; qadim jiddan , très ancien, sans que l’on sache très bien si ce n’était pas, tout simplement, son propre niveau d’arabe qui était la cause d’une telle simplification : quand bien même ses ouvriers l’auraient-ils entretenu de la succession des dynasties mésopotamiennes, ils auraient été obligés de s’en remettre, à défaut d’une langue commune et pour qu’il comprenne, au qadim jiddan .
L’Europe a sapé l’Antiquité sous les Syriens, les Irakiens, les Égyptiens ; nos glorieuses nations se sont approprié l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus facilement la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère.
Raqqa est aujourd’hui une des villes administrées directement par l’État islamique d’Irak et de Syrie, ce qui ne doit pas la rendre beaucoup plus accueillante, les égorgeurs barbus s’en donnent à cœur joie, tranchent des carotides par-ci, des mains par-là, brûlent des églises et violent des infidèles à loisir, des mœurs qadim jiddan , la démence semble avoir pris la région, peut-être tout aussi incurable que celle de Bilger.
Je me suis souvent interrogé sur les signes avant-coureurs de la folie de Bilger et, contrairement à la folie de la Syrie elle-même, à part son extraordinaire énergie, son entregent et sa mégalomanie, j’en vois peu, ce qui est peut-être déjà beaucoup. Il semblait tout à fait équilibré et responsable ; lors de notre rencontre à Istanbul, avant son départ pour Damas, il était passionné et efficace — c’est lui qui m’avait présenté Faugier : il cherchait un colocataire, alors que je parcourais en vain toutes les institutions germanophones afin de trouver un logement pour les deux mois qui me restaient à passer sur le Bosphore, ayant épuisé la gentillesse du Kulturforum au palais de Yeniköy, magnifique siège de l’ambassade puis du consulat général d’Autriche, tout là-haut après Roumeli Hisar, à deux pas de la maison de Büyükdere où était logé mon éminent compatriote von Hammer-Purgstall. Ce palais était un endroit sublime qui avait pour seul inconvénient d’être, dans cette ville rongée par les embouteillages, extraordinairement difficile d’accès : ma valise et moi étions donc bien heureux de trouver une chambre à louer dans l’appartement d’un jeune chercheur français, scientifique social, qui s’intéressait à la prostitution à la fin de l’Empire ottoman et au début de la République turque, sujet que j’ai évidemment caché à Maman, de peur qu’elle ne m’imagine habitant dans un bordel. Un appartement central, qui me rapprochait de mes recherches musicales et de l’ex-Société chorale italienne dont le siège se trouvait à quelques centaines de mètres. Faugier s’intéressait certes à la prostitution, mais à Istanbul il était “en exil” : son véritable terrain, c’était l’Iran, et il avait été recueilli par l’Institut français d’études anatoliennes en attendant d’obtenir un visa pour se rendre à Téhéran, où je le retrouverais d’ailleurs des années plus tard : il n’y a pas de hasard dans le monde des études orientales, aurait dit Sarah. Il faisait profiter son institut d’adoption de ses compétences et préparait un article sur “La régulation de la prostitution à Istanbul au début de la République”, dont il me parlait jour et nuit — c’était un étrange érotomane ; un voyou parisien, plutôt élégant, de bonne famille mais affublé d’un horrible franc-parler, qui n’avait rien à voir avec la subtile ironie de Bilger. Comment et pourquoi espérait-il obtenir un visa pour l’Iran, c’était un mystère pour tout le monde ; quand on lui posait la question, il se contentait d’un “ah ah ah, Téhéran est une ville très intéressante, pour les bas-fonds, il y a de tout là-bas”, sans vouloir comprendre que notre étonnement provenait non pas des ressources de la ville quant à une telle recherche, mais de la sympathie que pouvait accorder la République islamique à cette branche plutôt olé olé de la science. (Mon Dieu je pense comme ma mère, olé olé , personne n’utilise plus cette expression depuis 1975, c’est Sarah qui a raison, je suis prude et vieux jeu, indécrottable, il n’y a rien à faire.) Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, il était extraordinairement respecté dans son domaine et écrivait de temps en temps des chroniques dans les grands journaux français — c’est amusant qu’il s’invite dans mes rêves, spécialiste du coït arabe , ça ne lui aurait pas déplu, même si, que je sache, il n’a aucune relation avec le Monde arabe, uniquement avec la Turquie et l’Iran, mais allez savoir. Nos rêves sont peut-être plus savants que nous.
Ce fou de Bilger riait beaucoup de m’avoir “mis en ménage” avec un tel individu. À l’époque il profitait d’une de ses innombrables bourses, se liait d’amitié avec tous les Prominenten possibles et imaginables — il m’avait même utilisé pour s’introduire auprès des Autrichiens, et était devenu très vite bien plus proche que moi de nos diplomates.
Je correspondais régulièrement avec Sarah, cartes postales de Sainte-Sophie, vues de la Corne d’Or : comme disait Grillparzer dans son journal de voyage, “le monde entier n’offre peut-être rien de comparable”. Il décrit, subjugué, cette succession de monuments, de palais, de villages, la puissance de ce site qui me frappait moi aussi en plein et me remplissait d’énergie, tant cette ville est ouverte, une plaie marine, une faille où la beauté s’engouffre ; se promener dans Istanbul était, quel que soit le but de l’expédition, un déchirement de beauté dans la frontière — que l’on voie Constantinople comme la ville la plus à l’est de l’Europe ou la plus à l’ouest de l’Asie, comme une fin ou un commencement, comme une passerelle ou une lisière, cette mixité est fracturée par la nature, et le lieu y pèse sur l’histoire comme l’histoire elle-même sur les hommes. Pour moi, c’était la limite de la musique européenne, la destination la plus orientale de l’infatigable Liszt, qui en avait fabriqué les contours ; pour Sarah c’était le début du territoire où s’étaient égarés ses voyageurs, dans un sens comme dans l’autre.
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