Dans notre cas, la préparation était à l’iranienne , selon Faugier ; j’ai pu vérifier par la suite, en comparant ses gestes à ceux des Iraniens, à quel point il maîtrisait le rituel, ce qui était assez mystérieux : il ne semblait pas opiomane, ou du moins n’avait aucun des symptômes que l’on associe communément aux drogués, lenteur, maigreur, irascibilité, difficultés de concentration et pourtant il était passé maître dans la préparation des pipes, selon la qualité de la substance qu’il avait sous la main, opium brut ou fermenté, et le matériel dont il disposait, dans notre cas un bâfour iranien, dont la grosse tête en terre cuite réchauffait doucement dans un petit brasero ; les rideaux soigneusement tirés, comme à présent mes lourds rideaux en tissu d’Alep, rouge et or, aux motifs orientaux épuisés par des années de pauvre lumière viennoise — à Istanbul il fallait se résoudre à cacher le Détroit de nos stores pour ne pas être vus des voisins, mais les risques étaient limités ; à Téhéran on risquait bien plus gros : le régime avait déclaré la guerre contre la drogue, les Gardiens de la Révolution affrontaient dans de véritables batailles rangées les contrebandiers à l’est du pays et pour ceux qui auraient douté de la réalité de ce combat, l’avant-veille de Now-Rouz, le Nouvel An iranien, en 2001, alors que je venais d’arriver, les juges de la République islamique ont organisé un spectacle d’une cruauté extraordinaire, et diffusé les images à travers la planète entière : l’exécution publique de cinq trafiquants dont une jeune femme de trente ans, pendus à des camions-grues, les yeux bandés, doucement soulevés dans les airs, la corde au cou, les jambes battant jusqu’à ce que mort s’ensuive et que leurs pauvres corps pendouillent au bout des bras télescopiques ; la fille s’appelait Fariba, elle était vêtue d’un tchador noir ; son vêtement gonflé par la brise faisait d’elle un oiseau terrifiant, un corbeau malheureux qui maudissait les spectateurs de ses ailes et on avait plaisir à imaginer que la foule de brutes (des hommes, des femmes, des enfants) qui criait des slogans en regardant s’élever ces pauvres diables vers la mort allait être frappée par sa malédiction et connaître les souffrances les plus atroces. Ces images m’ont hanté longtemps : elles avaient au moins le mérite de nous rappeler que, malgré tous les charmes de l’Iran, nous nous trouvions dans un pays maudit, territoire de la douleur et de la mort, où tout, jusqu’aux coquelicots, fleurs du martyre, était rouge de sang. On s’empressait d’essayer d’oublier tout cela dans la musique et la poésie, parce qu’il faut bien vivre, comme les Iraniens qui sont passés maîtres dans l’art de l’oubli — les jeunes fumaient de l’opium qu’ils mélangeaient avec du tabac, ou prenaient de l’héroïne ; les drogues étaient extraordinairement bon marché, même en monnaie locale : malgré les efforts des mollahs et les exécutions spectaculaires, le désœuvrement de la jeunesse était tel que rien ne pouvait les empêcher de chercher la consolation dans la drogue, la fête et la fornication, comme le dit Sarah dans l’introduction de sa thèse.
Faugier examinait tout ce désespoir en spécialiste, en entomologiste de l’accablement, se livrant lui aussi aux excès les plus formidables, dans une sorte de contagion de son objet d’étude, rongé par une tristesse galopante, une tuberculose de l’âme qu’il soignait, comme le professeur Laennec ses poumons, par des quantités formidables de stupéfiants.
Ma première pipe d’opium me rapprochait de Novalis, de Berlioz, de Nietzsche, de Trakl — j’entrais dans le cercle fermé de ceux qui avaient goûté au fabuleux nectar que servit Hélène à Télémaque, pour qu’il oublie un moment sa tristesse : “Alors Hélène, fille de Zeus, eut une autre pensée, et, aussitôt, elle versa dans le vin qu’ils buvaient un baume, le népenthès, qui donne l’oubli des maux. Celui qui aurait bu ce mélange ne pourrait plus répandre des larmes de tout un jour, même si sa mère et son père étaient morts, même si on tuait devant lui par l’airain son frère ou son fils bien-aimé, et s’il le voyait de ses yeux. Et la fille de Zeus possédait cette liqueur excellente que lui avait donnée Polydamna, femme de Thôs, en Égypte, terre fertile qui produit beaucoup de baumes, les uns salutaires et les autres mortels. Là tous les médecins sont les plus habiles d’entre les hommes, ils sont de la race de Paièôn”, et il est bien vrai que l’opium chassait tout chagrin, toute peine, morale ou physique et guérissait, temporairement, les maux les plus secrets, jusqu’au sentiment même du temps : l’opium induit un flottement, ouvre une parenthèse dans la conscience, parenthèse intérieure où l’on a l’impression de toucher à l’éternité, d’avoir vaincu la finitude de l’être et la mélancolie. Télémaque profite de deux ivresses, celle que lui provoque la contemplation du visage d’Hélène, et la puissance du népenthès et moi-même, une fois, en Iran, en fumant seul avec Sarah, alors qu’elle n’avait aucune passion pour les drogues douces ou dures, j’ai eu la chance d’être caressé par sa beauté lorsque la fumée grise vidait mon esprit de tout désir de possession, de toute angoisse, de toute solitude : je la voyais réellement, et elle resplendissait de lune — l’opium ne déréglait pas les sens, il les rendait objectifs ; il faisait disparaître le sujet, et ce n’est pas la moindre des contradictions de ce stupéfiant mystique que de, tout en exacerbant la conscience et les sensations, nous tirer de nous-mêmes et nous projeter dans le grand calme de l’universel.
Faugier m’avait prévenu qu’un des nombreux alcaloïdes qui composent l’opium possède un pouvoir vomitif, et que les premières expériences opiacées peuvent s’accompagner de violentes nausées, ce qui ne fut pas mon cas — le seul effet secondaire, à part d’étranges rêves érotiques dans des harems de légende, fut une saine constipation : autre avantage du pavot pour le voyageur, toujours sujet à des dérèglements intestinaux plus ou moins chroniques et qui comptent, avec les vers et autres amibes, parmi les compagnons de route de ceux qui parcourent l’Orient éternel, même s’ils en font rarement état dans leurs souvenirs.
Pourquoi l’opium a-t-il aujourd’hui disparu de la pharmacopée européenne, je l’ignore ; j’ai bien fait rire mon médecin quand je lui ai demandé de m’en prescrire — il sait pourtant que je suis un malade sérieux, un bon patient, et que je n’en abuserais pas, si tant est que l’on puisse (et c’est le danger, bien évidemment) ne pas abuser de cette panacée, mais Faugier m’assurait, pour dissiper mes dernières craintes, qu’on ne développait pas de dépendance en fumant une ou deux pipes par semaine. Je revois ses gestes, alors qu’il préparait le bâfour , dont le fourneau de terre cuite avait été chauffé au milieu des braises ; il découpait la pâte noire et durcie en petits morceaux qu’il ramollissait en les approchant de la chaleur du foyer, avant de se saisir de la pipe tiède — le bois ciré cerclé de laiton rappelait un peu une douçaine ou une bombarde sans anche ni trous, mais pourvue d’un bec doré que Faugier embouchait ; puis il prenait délicatement un des charbons brûlants à l’aide d’une pince et l’appuyait contre la partie supérieure du foyer ; l’air qu’il aspirait rougissait la braise, son visage se couvrait de reflets couleur bronze ; il fermait les yeux, l’opium fondait en produisant un infime grésillement et il recrachait, quelques secondes plus tard, un léger nuage, le trop-plein que ses poumons n’avaient pas réussi à conserver, un souffle de plaisir ; c’était un flûtiste antique jouant dans la pénombre, et le parfum de l’opium brûlé (épicé, âpre et sucré) emplissait le soir.
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