Le cœur humain est certes une étrange chose, ce cœur d’artichaut de Franz Liszt n’a cessé de tomber amoureux, même de Dieu — dans ces réminiscences d’opium, alors que j’entends rouler comme les tambours du supplice les virtuosités de Liszt qui m’occupaient tant à Constantinople, m’apparaît aussi une singulière fille , là-bas dans son Sarawak, même si Sarah n’a rien à voir avec la Duplessis ni avec Harriet Smithson (“Voyez-vous cette grosse Anglaise assise à l’avant-scène”, raconte Heinrich Heine dans son compte rendu), la comédienne qui inspira la Symphonie fantastique . Pauvre Berlioz, perdu dans sa passion pour l’actrice de la “poor Ophelia” : “Pauvre grand génie, aux prises avec les trois quarts de l’impossible !”, comme l’écrit Liszt dans une de ses lettres.
Il faudrait une Sarah pour s’intéresser à tous ces destins tragiques de femmes oubliées — quel spectacle, tout de même, que celui de Berlioz, fou d’amour, jouant les timbales dans sa propre Marche au supplice dans la grande salle du Conservatoire. Ce quatrième mouvement est une pure folie, un rêve d’opium, d’empoisonnement, de torture ironique et grinçante, une marche vers la Mort, écrite en une nuit, une nuit de pavot, et Berlioz, raconte Heinrich Heine, Berlioz depuis sa timbale regardait Harriet Smithson, il la fixait, et chaque fois que ses yeux croisaient les siens, il frappait plus fort sur son instrument, comme un possédé. (Heine note par ailleurs que la timbale, ou les percussions en général, était un instrument qui seyait à Berlioz. Berlioz n’a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d’Hugo. Il y aurait donc un Orient second , celui de Goethe ou d’Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s’appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième , un Tiers-Orient , celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer. Comme quoi, il y a plus de choses qu’on ne croit dans une timbale.) Toujours est-il que cette pauvre Ophélie de Harriet Smithson, contrairement aux troupes britanniques, succomba aux percussions françaises et épousa l’artiste. Ce mariage forcé par l’art se termina en désastre, parfois la musique ne peut pas tout, et Heine remarque, quelques années plus tard, alors que l’on rejoue la Symphonie fantastique au Conservatoire, que “Berlioz est de nouveau assis derrière l’orchestre, aux percussions, que la grosse Anglaise est toujours à l’avant-scène, que leurs regards se croisent de nouveau… mais qu’il ne frappe plus si fort sur sa timbale”.
Il faut être Heine pour dessiner ainsi, en dix lignes, le roman d’un amour défunt ; le bon et spirituel Henri Heine , comme l’appelle Théophile Gautier, Heine qui lui pose la question, alors que le haschischin est sur le point de partir pour Constantinople, à Paris au concert de Liszt, avec son accent allemand plein d’humour et de malice : “Comment ferez-vous pour parler d’Orient quand vous y serez allé ?” Question qu’on aurait pu poser à tous les voyageurs à Istanbul, tant le voyage diffuse son objet, le dissémine et le multiplie dans les reflets et les détails jusqu’à lui faire perdre sa réalité.
Franz Liszt raconte d’ailleurs bien peu de chose sur cette visite en Turquie qu’une plaque commémorative, dans la ruelle qui descend vers le palais de France à Beyoglu, rappelle brièvement aux passants. On sait qu’il fut reçu, dès sa descente de bateau, par le maître de musique Donizetti et l’ambassadeur d’Autriche que le sultan avait mandés à sa rencontre ; qu’il logea au palais de Chagatay, quelques jours, invité du Grand Seigneur, et qu’il y donna un concert sur ce fameux piano Érard ; qu’il passa ensuite un temps au palais d’Autriche puis au palais de France où il fut l’hôte de l’ambassadeur François-Adolphe de Bourqueney et donna un second concert, toujours sur le même instrument qui le suivait décidément partout ; qu’il rencontra l’ambassadeur lui-même à la fin de son séjour, car la femme de celui-ci était auparavant souffrante ; qu’il donna un troisième concert à Péra et retrouva deux vieilles connaissances, un Français et un Polonais, avec lesquels il fit une excursion en Asie ; qu’il remercia par courrier Lamartine, grand spécialiste de l’Empire ottoman, qui lui avait envoyé une lettre d’introduction pour le ministre des Affaires étrangères Rechid Pasha : c’est à peu près tout ce que l’on peut dire de source sûre.
Je revois mes promenades entre deux séances d’archives et de journaux d’époque ; mes visites aux spécialistes susceptibles de me renseigner, toujours des historiens plutôt bougons, effrayés, comme souvent dans l’Académie, par la possibilité qu’un jeune homme puisse en savoir plus qu’eux ou les mettre en défaut, surtout si ce jeune homme n’était pas turc, mais autrichien, et encore, à demi, et que son sujet de recherche tombait dans un vide scientifique, un trou, entre histoire de la musique turque et européenne : parfois, ce qui était un peu déprimant, j’avais l’impression que mes considérations étaient comme le Bosphore — un bel endroit entre deux rives, certes, mais qui, au fond, n’était que de l’eau, pour ne pas dire du vent. J’avais beau me rassurer en me disant que le colosse de Rhodes ou Hercule avaient eu eux aussi en leur temps un pied sur chaque rive, les regards moqueurs et les remarques acerbes des spécialistes réussissaient souvent à me décourager.
Heureusement il y avait Istanbul, et Bilger, et Faugier, et l’opium qui nous ouvrait les portes de la perception — ma théorie sur l’illumination de Liszt à Constantinople surgissait des Harmonies poétiques et religieuses , et principalement de la “Bénédiction de Dieu dans la solitude”, qu’il compose peu de temps après son séjour stambouliote, à Woronince ; “l’adaptation” musicale du poème de Lamartine répondait à la question des premiers vers, “D’où me vient, ô mon Dieu ! cette paix qui m’inonde ? / D’où me vient cette foi dont mon cœur surabonde ?” et j’étais intimement persuadé qu’elle avait trait à la rencontre de la lumière orientale et non pas, comme le décrivaient souvent les commentateurs, à un souvenir amoureux de Marie d’Agoult “remâché” pour la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein.
Après sa visite à Istanbul, Liszt renonce à sa vie de musicien errant, renonce au succès des années brillantes et entame, depuis Weimar, un long trajet vers la contemplation, nouveau voyage qui s’ouvre — même si certains de ces morceaux avaient été effectivement ébauchés avant — par les Harmonies poétiques et religieuses . La “Bénédiction” … a beau être massacrée par tous les pianistes novices, elle n’en reste pas moins non seulement la mélodie la plus belle de Liszt, mais encore l’accompagnement le plus simplement complexe du compositeur, accompagnement (et c’était, à mes oreilles débutantes, ce qui rapprochait cette pièce d’une illumination ) qu’il fallait faire sonner comme la foi surabondante, là où la mélodie représentait la paix divine. Cela me paraît aujourd’hui une lecture un peu “téléologique” et simpliste (la musique étant rarement réductible aux causes de sa composition), et être surtout lié à ma propre expérience d’Istanbul — par une matinée d’un bleu intense, à l’air encore croustillant de froid, quand les îles aux Princes se détachent dans la lumière rasante après la pointe du Sérail et que les minarets du vieux Stamboul strient le ciel de leurs lances, de leurs crayons à papier pour écrire le centième nom de Dieu au creux de la pureté des nuées, il y a encore peu de touristes ou de passants dans la ruelle étrange (hauts murs en pierre aveugles, anciens caravansérails et bibliothèques fermées) qui mène à l’arrière de la mosquée Süleymaniye, construite par Sinan le Divin pour Soliman le Magnifique. Je passe le péristyle de marbre coloré ; quelques mouettes volettent entre les colonnes de porphyre ; le dallage luit comme s’il avait plu. Je suis déjà entré dans plusieurs mosquées, Sainte-Sophie, la Mosquée bleue, et j’en verrai d’autres, à Damas, à Alep, à Ispahan même, mais aucune n’aura sur moi cet effet immédiat, une fois laissées mes chaussures dans un casier de bois et pénétrée la salle de prière, un serrement de poitrine, une perte de repères, j’essaye vainement de marcher et je me laisse tomber là où je me trouve, sur le tapis rouge à fleurs bleues, en essayant de reprendre mes esprits. Je découvre que je suis seul dans le monument, seul entouré de lumière, seul dans cet espace aux proportions déroutantes ; le cercle de l’immense coupole est accueillant et les centaines de fenêtres m’enveloppent — je m’assois en tailleur. Je suis ému à pleurer mais je ne pleure pas, je me sens soulevé de terre et je parcours des yeux les inscriptions des faïences d’Izmit, le décor peint, tout scintille, puis c’est un grand calme qui me prend, un calme déchirant, un sommet entrevu, mais bien vite la beauté m’élude et me rejette — petit à petit je retrouve mes sens ; ce que mes yeux perçoivent maintenant me paraît certes magnifique, mais n’a rien à voir avec la sensation que je viens d’en avoir. Une grande tristesse m’étreint, soudain, une perte, une sinistre vision de la réalité du monde et de toute son imperfection, sa douleur, tristesse accentuée par la perfection du bâtiment et une phrase me vient, seule les proportions sont divines, le reste appartient aux hommes. Alors qu’un groupe de touristes entre dans la mosquée j’essaye de me mettre debout et mes jambes ankylosées par les deux heures passées assis me font tituber et quitter la Süleymaniye comme un homme ivre, un homme qui hésite entre la joie et les larmes, et fuit, j’ai fui plus que je ne suis sorti de la mosquée ; le grand vent d’Istanbul a achevé de m’éveiller, et surtout le froid du marbre de la cour, j’avais oublié mes chaussures, tout désorienté, en me rendant compte que j’avais passé deux heures immobile ou presque, deux heures en allées, inexistantes, rappelées uniquement par ma montre : je découvre soudain que je suis en chaussettes au milieu de la cour et que mes pompes ont disparu du casier où je les avais laissées, voilà qui vous ramène instantanément aux supplices du Monde — j’ai volé à mon tour une paire de grosses sandales en plastique bleu, après quelques essais infructueux de palabres avec un concierge moustachu qui se frappait les bras contre le corps en signe d’impuissance, “no shoes, no shoes” , mais m’a laissé m’approprier ces claquettes de maître nageur qui traînaient par là, avec lesquelles j’ai traversé Istanbul comme un derviche, l’âme en peine.
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