— Are you a Jew ?
Qu’évidemment je n’ai pas comprise, j’ai répondu What ? ou Comment ? avant qu’il ne précise, en souriant, sa demande :
— I can make a good Jewish Tour for you.
J’avais été abordé par un prophète qui venait me sauver des eaux — Ilya Virano était un des piliers de la communauté juive de Hasköy, il m’avait vu perdu et avait deviné (comme il le reconnaissait lui-même, les touristes n’étaient pas légion dans le coin) que je cherchais vraisemblablement quelque chose qui avait trait à l’histoire juive du quartier, dans lequel il nous a promenés, mon appareil photo et moi, le reste de la journée. M. Virano parlait un français parfait, appris dans un lycée bilingue d’Istanbul ; sa langue maternelle était le ladino, dont j’apprenais l’existence : les Juifs chassés d’Espagne et installés dans l’Empire y avaient apporté leur langue, et cet espagnol de la Renaissance avait évolué avec eux dans leur exil. Les Juifs d’Istanbul étaient soit byzantins, soit séfarades, soit ashkénazes, soit karaïtes, par ordre d’arrivée dans la capitale (les mystérieux karaïtes étaient plus ou moins les derniers venus, la majorité d’entre eux s’étant installés après la guerre de Crimée) et c’était absolument miraculeux d’entendre Ilya Virano raconter les grandes heures de cette diversité, au gré des bâtiments du district : la synagogue karaïte était la plus impressionnante, presque fortifiée, entourée de murailles aveugles enfermant de petites maisons de bois et de pierre dont certaines étaient habitées et d’autres menaçaient ruine — ma naïveté a fait sourire Ilya Virano lorsque je lui ai demandé si leurs occupants étaient toujours karaïtes : il y a bien longtemps qu’il n’y en a plus par ici.
La plupart des familles juives d’Istanbul se sont réinstallées ailleurs, dans des quartiers plus modernes, à Shishli ou de l’autre côté du Bosphore, quand elles n’ont pas émigré en Israël ou aux États-Unis. Ilya Virano expliquait tout cela sans nostalgie, très simplement, de la même façon qu’il m’initiait aux différences théologiques et rituelles entre les nombreuses branches du judaïsme au gré des visites, marchant d’un pas alerte dans les rues si pentues, presque respectueux de mon ignorance ; il m’a demandé le nom de famille de cet aïeul sur les traces duquel je me trouvais : c’est dommage que vous ne sachiez pas, m’a-t-il dit, peut-être a-t-il encore des cousins par ici.
M. Virano devait avoir environ soixante-cinq ans, il était grand, plutôt élégant, avec un côté athlétique ; son costume, sa courte barbe et ses cheveux gominés en arrière lui donnaient un peu l’air d’un jeune premier allant chercher une fille chez ses parents pour l’emmener au bal du lycée, en un peu blanchi bien sûr. Il parlait beaucoup, heureux, me disait-il, que je comprenne le français : la plupart des touristes des Jewish Tours sont des Américains ou des Israéliens, et il avait peu l’occasion, disait-il, de pratiquer cette belle langue.
L’ancien temple des Juifs expulsés de Majorque, la synagogue Major, était occupé par un petit atelier de mécanique ; elle avait conservé sa coupole de bois, ses colonnes et ses inscriptions en hébreu ; ses dépendances servaient d’entrepôts.
J’avais terminé ma première pellicule, et nous n’étions pas encore arrivés à l’ancien lycée de l’Alliance israélite universelle, il avait cessé de pleuvoir et, contrairement à mon hôte, je me sentais pris d’un léger spleen, une vague tristesse inexplicable — tous ces lieux étaient fermés, paraissaient abandonnés ; l’unique synagogue encore en fonction, avec ses pilastres de marbre byzantin en façade, ne servait qu’exceptionnellement ; le grand cimetière avait été rogné d’un quart par la construction d’une autoroute et était envahi de graminées. Le seul mausolée d’importance, d’une grande famille, m’expliquait Virano, une si grande famille qu’elle possédait un palais sur la Corne d’Or, un palais où se trouve aujourd’hui je ne sais quelle institution militaire, ressemblait à un vieux temple romain, à un lieu de prière oublié, dont les seules couleurs étaient les tags rouges et bleus qui l’ornaient ; un temple des morts qui dominait la colline d’où l’on surplombait la fin de la Corne d’Or, quand elle cesse d’être un estuaire pour redevenir une simple rivière, au milieu des bagnoles, des cheminées d’usine et des grands ensembles d’immeubles. Les pierres tombales paraissaient jetées çà et là dans la pente (couchées, comme le veut la coutume, m’expliquait mon guide), parfois brisées, souvent illisibles — il me déchiffrait pourtant les noms de famille : l’hébreu résiste mieux au temps que les caractères latins, disait-il, et j’avais du mal à comprendre cette théorie, mais le fait est qu’il parvenait à prononcer les noms de ces disparus et parfois à leur trouver des descendants ou des liens de parenté, sans aucune émotion apparente ; il montait souvent jusqu’ici, disait-il ; depuis qu’il y a l’autoroute il n’y a plus de chèvres, plus de chèvres donc moins de crottes de chèvre mais de l’herbe à foison, disait-il. Les mains dans les poches, déambulant entre les tombes, je cherchais quelque chose à dire ; il y avait des graffitis, de-ci, de-là, j’ai dit antisémitisme ? il m’a répondu non non non, amour , comment ça de l’amour, oui, un jeune qui a écrit le nom de son amoureuse, À Hülya pour la vie , ou quelque chose du genre, et j’ai compris qu’il n’y avait rien à profaner ici que le temps et la ville n’eussent déjà profané, et que sans doute bientôt les tombes, leurs dépouilles et leurs dalles seraient déplacées et empilées ailleurs pour laisser la place aux pelleteuses ; j’ai pensé à Sarah, je n’ai pas pris de photo du cimetière, pas osé sortir mon appareil, même si elle n’avait rien à voir avec tout cela, même si personne n’avait à voir avec ce désastre qui était le nôtre à tous, et j’ai demandé à Ilya Virano de bien vouloir m’indiquer où se trouvait l’école de l’Alliance israélite, alors qu’un beau soleil commençait à se refléter sur les Eaux-Douces d’Europe et à illuminer Istanbul jusqu’au Bosphore.
La façade néoclassique du lycée était d’un gris foncé, rythmé de demi-colonnes blanches, il n’y avait pas d’inscription sur le fronton triangulaire. Ce n’est plus une école depuis bien longtemps, m’a expliqué Ilya Virano ; c’est aujourd’hui une maison de repos — j’ai consciencieusement photographié l’entrée et la cour ; quelques pensionnaires très âgés prenaient le frais sur un banc sous un porche ; j’ai pensé, alors que M. Virano allait les saluer, qu’ils avaient sans doute commencé leur vie dans ces murs, qu’ils avaient étudié ici l’hébreu, le turc, le français, qu’ils avaient joué dans ce patio, qu’ils y avaient aimé, recopié des poèmes et s’y étaient battus pour d’insurmontables peccadilles et que maintenant, la boucle bouclée, dans le même bâtiment un peu austère au carrelage immaculé, ils finissaient doucement leurs jours, en regardant par les fenêtres, du haut de leur colline, Istanbul avancer à grands pas dans la modernité.
À part ce mot retrouvé dans l’article balzacien, je ne me souviens pas que Sarah m’ait jamais reparlé de ces clichés d’Istanbul arrachés à la pluie et à l’oubli — je suis rentré déprimé à Cihangir, j’avais envie de dire à Bilger (il prenait le thé chez nous quand je suis arrivé) que l’archéologie me semblait la plus triste des activités, que je ne voyais pas de poésie dans la ruine, ni aucun plaisir dans le remuage de la disparition.
Je sais toujours aussi peu de chose de la famille de Sarah, d’ailleurs, à part que sa mère a passé son enfance à Alger, qu’elle a quitté au moment de l’indépendance pour s’installer à Paris ; j’ignore si l’arrière-grand-père stambouliote fut du voyage. Sarah est née quelques années plus tard à Saint-Cloud, et a grandi à Passy, dans ce 16 earrondissement dont elle parlait comme d’un quartier très agréable, avec ses parcs et ses recoins, ses vieilles pâtisseries et ses nobles boulevards — quelle coïncidence étrange, que nous ayons chacun passé une partie de notre enfance à côté d’une maison de Balzac : elle rue Raynouard, où le grand homme avait habité longtemps, et moi à quelques kilomètres de Saché, petit château de Touraine où il avait fréquemment séjourné. C’était une excursion presque obligatoire, chaque été, au cours de nos vacances chez Grand-Mère, que de rendre visite à M. de Balzac ; ce château avait l’avantage d’être beaucoup moins fréquenté que ceux des alentours (Azay-le-Rideau ou Langeais) et avait un fonds culturel , pour reprendre l’expression de Maman — j’imagine que Grand-Mère serait contente de savoir que ce Balzac qu’elle considérait un peu comme son cousin (après tout, ils avaient tous deux été à l’école à Tours) était venu à Vienne, lui aussi, comme elle ; une fois ou deux elle nous rendit visite, mais, ainsi Balzac, elle n’aimait pas les voyages, et se plaignait qu’elle ne pouvait abandonner son jardin trop longtemps, pas plus qu’Honoré ses personnages.
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