J’ai le cœur battant en attendant mon tour ; je me demande quel effet va produire le latex noir ; j’ai peur, je n’ai jamais fumé, à part un joint d’herbe au lycée ; je me demande si je ne vais pas tousser, vomir, m’évanouir. Faugier profère une de ses horribles phrases, “bordel à queues, c’est pas dégueu”, il me tend la pipe sans la lâcher, je la soutiens de la main gauche et je me penche, l’embout de métal est tiède, je découvre le goût de l’opium, d’abord lointain, puis, quand j’aspire alors que Faugier rapproche du fourneau un charbon incandescent dont je perçois la chaleur contre ma joue, soudain puissant, plus puissant, si puissant que je n’en sens plus mes poumons — je suis surpris par la douceur presque aqueuse de cette fumée, surpris par la facilité avec laquelle elle s’avale, même si, à ma grande honte, je ne ressens rien d’autre que la disparition de mon appareil respiratoire, une grisaille de l’intérieur, on m’a noirci la poitrine au crayon à papier. Je souffle. Faugier m’observe, il a un sourire figé sur le visage, il s’inquiète — Alors ? Je prends une moue inspirée, j’attends, j’écoute. Je m’écoute, je cherche en moi des rythmes et des accents nouveaux, j’essaye de suivre ma propre transformation, je suis très attentif, je suis tenté de fermer les yeux, je suis tenté de sourire, je souris, je pourrais même rire, mais je suis heureux de sourire car je sens Istanbul autour de moi, je l’entends sans la voir, c’est un bonheur très simple, très complet qui s’installe, ici et maintenant, sans rien attendre d’autre qu’une perfection absolue de l’instant suspendu, dilaté, et je suppose, à cet instant, que l’effet est là.
J’observe Faugier gratter avec une aiguille le résidu d’opium.
Le brasero devient gris ; petit à petit les charbons refroidissent et se couvrent de cendres ; bientôt il faudra souffler dessus pour les débarrasser de cette peau morte et retrouver, s’il n’est pas trop tard, la flamme qui reste en eux. J’écoute un instrument de musique imaginaire, un souvenir de ma journée ; c’est le piano de Liszt ; il joue devant le sultan. Si j’osais, je demanderais à Faugier : d’après toi, qu’est-ce que Liszt a bien pu jouer au palais de Çiragan, en 1847, devant la cour et tous les étrangers importants que comptait la capitale ottomane ? Est-ce que le sultan Abdülmecit était aussi mélomane que le sera son frère Abdülaziz, premier wagnérien d’Orient ? Des Mélodies hongroises , très certainement, et très certainement aussi le Grand galop chromatique qu’il a joué si souvent dans l’Europe entière et jusqu’en Russie. Peut-être, comme ailleurs, des Improvisations sur un thème local mêlé aux Mélodies hongroises . Est-ce que Liszt a pris de l’opium ? Berlioz en tout cas, oui.
Faugier modèle une nouvelle boulette de pâte noire dans le fourneau de la pipe.
J’entends paisiblement cette mélodie lointaine, je regarde, de haut, tous ces hommes, toutes ces âmes qui se promènent encore autour de nous : qui a été Liszt, qui a été Berlioz, qui a été Wagner et tous ceux qu’ils ont connus, Musset, Lamartine, Nerval, un immense réseau de textes, de notes et d’images, net, précis, un chemin visible de moi seul qui relie le vieux von Hammer-Purgstall à tout un monde de voyageurs, de musiciens, de poètes, qui relie Beethoven à Balzac, à James Morier, à Hofmannsthal, à Strauss, à Mahler et aux douces fumées d’Istanbul et de Téhéran, est-il possible que l’opium m’accompagne encore après toutes ces années, qu’on puisse convoquer ses effets comme Dieu dans la prière — rêvais-je de Sarah dans le pavot, longuement, comme ce soir, un long et profond désir, un désir parfait, car il ne nécessite aucune satisfaction, aucun achèvement ; un désir éternel, une interminable érection sans but, voilà ce que provoque l’opium.
Il nous guide dans les ténèbres.
Franz Liszt le beau gosse parvient à Constantinople en provenance de Jassi, ville des sanglants pogroms, via Galatz sur la mer Noire à la fin du mois de mai 1847. Il arrive d’une longue tournée, Lemberg, Czernowitz, Odessa, tout ce que l’Est de l’Europe compte de salles, grandes ou petites, et de notables, grands ou petits. C’est une étoile, un monstre, un génie ; il fait pleurer les hommes, s’évanouir les femmes et on peine à croire, aujourd’hui, ce qu’il raconte de son succès : cinq cents étudiants l’accompagnent, à cheval, jusqu’au premier relais de poste lorsqu’il quitte Berlin ; une foule de jeunes filles l’arrose de pétales de fleurs à son départ d’Ukraine. Il n’y a pas d’artiste qui connaisse aussi bien l’Europe, jusque dans ses frontières les plus reculées, ouest ou est, de Brest à Kiev. Partout il déclenche des rumeurs, des bruits qui le précèdent dans la ville suivante : il a été arrêté, il s’est marié, est tombé malade ; partout on l’attend et, le plus extraordinaire, c’est que partout il arrive, annoncé par l’apparition de son piano Érard, au moins aussi infatigable que lui, que le fabricant parisien fait dépêcher en bateau ou en voiture, dès qu’il sait la destination de son meilleur représentant ; le Journal de Constantinople publie donc, le 11 mai 1847, une lettre reçue de Paris, du facteur Sébastien Pierre Érard lui-même, qui annonce l’arrivée imminente d’un piano grand modèle, en acajou, avec tous les perfectionnements possibles, envoyé de Marseille le 5 avril. Liszt va donc venir ! Liszt vient ! J’ai beau chercher, je ne découvre que peu de détails sur son séjour à Istanbul, à part peut-être le nom de celle qui devait l’y accompagner :
Et cette pauvre Mariette Duplessis qui est morte… C’est la première femme dont j’ai été amoureux, qui se trouve dans je ne sais quel cimetière, livrée aux vers du sépulcre ! Elle me le disait bien il y a quinze mois : “Je ne vivrai pas ; je suis une singulière fille et je ne pourrai y tenir à cette vie que je ne sais pas mener et que je ne pourrai pas non plus supporter. Prends-moi, emmène-moi où tu voudras ; je ne te gênerai pas, je dors toute la journée, le soir tu me laisseras aller au spectacle et la nuit tu feras de moi ce que tu voudras.” Je lui avais dit que je l’emmènerais à Constantinople, car c’était là le seul voyage sensément possible que je pouvais lui faire faire. Maintenant la voilà morte…
Sarah trouvait cette phrase extraordinaire, “Prends-moi, emmène-moi où tu voudras ; je ne te gênerai pas, je dors toute la journée, le soir tu me laisseras aller au spectacle et la nuit tu feras de moi ce que tu voudras”, une déclaration d’une beauté et d’un désespoir absolus, une totale nudité — contrairement à Liszt je sais dans quel cimetière elle est enterrée, le cimetière de Montmartre, que Sarah m’a fait découvrir. Le destin du modèle n’a rien à envier à celui de la Dame aux camélias, le fils Dumas a même, si l’on en juge par cette phrase, un peu terni son personnage : l’adaptation de Verdi de la vie de Marie Duplessis est quant à elle certes musicale , mais un peu outrée dans le drame. La Traviata fut créée à Venise en 1853, les choses allaient vite à l’époque ; sept ans après sa mort, la petite courtisane Marie Duplessis alias Marguerite Gautier alias Violetta Valéry est célèbre, avec Dumas fils et Verdi, dans l’Europe entière. Liszt confie tristement :
Si par hasard je m’étais trouvé à Paris lors de la maladie de la Duplessis, j’aurais tâché de la sauver à tout prix car c’était vraiment une ravissante nature, et que l’habitude de ce qu’on nomme (et de ce qui est peut-être) corrupteur n’atteignit jamais au cœur. Croiriez-vous que je m’étais pris pour elle d’un attachement sombre et élégiaque, lequel, bien à mon insu, m’avait remis en veine de poésie et de musique. C’est la dernière et la seule secousse que j’aie éprouvée depuis des années. Il faut renoncer à expliquer ces contradictions, et le cœur humain est une étrange chose !
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