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Jean-Marie Le Clézio: Coeur brûle et autres romances

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Jean-Marie Le Clézio Coeur brûle et autres romances

Coeur brûle et autres romances: краткое содержание, описание и аннотация

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« Il avait fait chaud cet été-là en Provence, une chaleur tyrannique, menaçante. Vers juillet, Pervenche est partie. Elle ne s'était même pas présentée au bac, à quoi bon ? Elle n'avait rien fait, elle savait bien qu'elle ne pouvait pas réussir. Toute l'année, elle avait traîné, surtout avec “Red” Laurent, dans les bistros, les boîtes, les fêtes, ou simplement dans la rue. Elle buvait des bières, elle fumait. L'après-midi, elle retrouvait Laurent devant le garage abandonné, au pied de la colline. Laurent soulevait le rideau de tôle, et ils se glissaient à l'intérieur. Ça sentait le cambouis, et une autre odeur plus piquante, comme de la paille, ou de l'herbe qui fermente. Ils faisaient l'amour par terre, sur une couverture. » « La moitié de tout ce qui dans le monde est vraie beauté, vertu ou a été mise au cœur des gens simples, cachée dans les corps ordinaires » (Louisa M. Alcott, Mrs Podger’s teapot).

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Il y avait tout le temps du monde dans l’appartement. Le long couloir était encombré d’objets, principalement des appareils électriques, TV, magnétoscopes, chaînes stéréo, caméscopes dans des cartons tout neufs, même des fours à micro-ondes et des réfrigérateurs de bateau. Pervenche ne posait pas de questions. Elle circulait à travers les obstacles, c’était un jeu.

La vie était pleine d’imprévus dans l’appartement. De temps à autre, des filles débarquaient, elles restaient une nuit, puis elles s’en allaient.

Certaines, on ne les revoyait plus. Elles s’installaient dans le salon devant la télé allumée, elles fumaient et buvaient des verres avec les loubards en riant. Rien qu’à les voir on ne s’interrogeait pas sur la façon dont elles gagnaient leur vie. Mais elles étaient plutôt gentilles, elles ne s’occupaient pas de Pervenche. Il y en avait une qui venait d’un pays de l’Est, Serbie, Croatie, quelque chose comme ça. Une autre, tunisienne, qui s’appelait Zoubida, on disait Zoubi.

L’immeuble était en mauvais état. Au rez-de-chaussée il y avait une épicerie, tenue par une dame indochinoise qui préparait des plats cuisinés. La plupart des appartements étaient d’ailleurs loués par des Asiatiques, et au dernier étage, les chambres de bonne étaient occupées par des travailleurs maghrébins et par des travestis.

En quelques semaines, Pervenche avait fait connaissance de la plupart des habitants. Elle les considérait un peu comme sa nouvelle famille. Laurent travaillotait dans un café, mais Pervenche se doutait bien qu’il avait dû participer à des coups avec les loubards, probablement comme manutentionnaire, pour aider à charger les cartons dans leur camionnette et les monter jusqu’à l’étage. Autrement, il passait ses après-midi chez un antiquaire arménien du centre, il s’asseyait dans un fauteuil et il lisait ses revues de musique, ses polars. Il répondait au téléphone quand le patron s’absentait. Il ne devait pas être très bien payé.

Vers la fin août, Laurent a dit à Pervenche : « Tiens, j’ai pris rendez-vous pour toi avec ton photographe. » Il devait beaucoup d’argent aux dealers, en particulier à un ami de Sacha qu’on appelait Dax. Pervenche a repris le chemin du studio en sachant très bien ce que Stern attendait d’elle.

3

Madame le Juge est à son bureau. L’air est chaud et lourd, malgré le déshumidificateur qui ronronne près de la fenêtre. Tout est gris au-dehors, le ciel, les rues, la mer. Les murs du bureau aussi sont gris, ils n’ont pas été repeints depuis des années, des siècles peut-être. Le bureau est une haute pièce au plafond mouluré peint en vert pâle, à un endroit le revêtement a lâché et Clémence distingue les traces d’un ancien décor peint al fresco, un bouquet de roses enrubanné. Quand elle a pris possession des lieux, son premier bureau de juge, elle a tout de suite aimé cette vieille pièce avec ses hautes portes à chapiteau et péristyle, ses boiseries peintes, les deux fenêtres à carreaux anciens où la lumière brille comme à travers un rideau de bulles.

Les dossiers font une muraille sur la table, Madame le Juge a du travail jusqu’au bout du jour. Elle n’a pas le temps de sentir glisser la chaleur du soleil sur les murs du Palais.

La porte s’ouvre, entre un jeune garçon encadré par deux policiers en uniforme, menottes aux poignets.

Litanie des questions, dont la plupart ont déjà leur réponse dans les pages du dossier : Nom, prénom, date de naissance, nationalité, dernier domicile. Études ? Profession du père, de la mère. Violence, vol d’un scooter sous la menace d’un couteau. Rapport, témoignage de la sœur aînée de la victime : un jeune homme âgé de quinze à seize ans, type méditerranéen. Qu’est-ce qu’un « type méditerranéen » ? Italien, grec, égyptien, israélien ? Est-ce que Salvador Dali a un type méditerranéen ? Non, enfin, vous voyez ce que je veux dire. Non, pas très bien. Vous voulez dire arabe ? Algérien, marocain, c’est tout comme, Madame le Juge. Clémence scrute le visage du garçon. Une jolie figure, avec les traits encore doux de l’enfance. De beaux yeux noirs brillants comme des agates. Petite cicatrice au coin de la lèvre inférieure, à droite. Son grand corps mal à l’aise dans son blouson un peu de travers, il a été empoigné vigoureusement par les agents à la sortie du fourgon, il s’est peut-être rebellé.

Lecture du rapport de police : « … je lui ai demandé à plusieurs reprises de l’argent et son scooter, et devant son refus, je me suis mis en colère, car j’avais beaucoup bu ce soir-là et je ne me contrôlais pas bien, j’ai sorti mon couteau à cran d’arrêt et je lui ai violemment porté un coup du bas vers le haut dans l’abdomen. » Le garçon a un regard franc, sans arrière-pensée. Les longs cils qui frangent ses paupières lui donnent une expression douce, un peu veloutée, une séduction naturelle qui rend la cruauté encore plus évidente, implacable. « Puis, quand la victime est tombée sur le trottoir et commençait à appeler au secours, je lui ai enfoncé le couteau dans la poitrine au niveau du cœur, à deux reprises, et après avoir essuyé le couteau sur son T-shirt j’ai pris le scooter et je suis parti pour me rendre chez mon père. Sur le chemin, j’ai jeté le couteau dans une poubelle. J’ai passé la nuit chez mon père où j’ai dormi jusqu’à ce que la police vienne m’arrêter. Je n’ai pas cherché à m’enfuir. Je n’ai pas opposé de résistance et j’ai reconnu sans difficulté les faits, sauf que, ayant agi sous l’effet de l’alcool, je ne me souviens plus très bien des détails. » Suivent les signatures du prévenu et du commissaire de police.

Madame le Juge ne peut pas détacher son esprit de ce qu’elle voit, de ce qu’elle entend. Tout cela reste marqué en elle, le jour et la nuit, tout cela peut revenir à chaque instant, comme un rêve récurrent, comme un souvenir. Paul, Jacques, Marwan, Aguirré, chacun avec sa charge, son poids, chacun avec ses mots, son regard. Sortis de la nuit, du néant, tout dégouttant, souillés de sang, de sperme, de mort, portant la destinée comme une mauvaise sueur sur leur peau, éblouis dans la lumière crue de la justice, incapables de parler, répétant ce qu’on leur souffle, suspendus au regard de n’importe qui, d’un flic, d’un huissier, d’un avocat, cherchant un brin de paille où s’accrocher, pour ne pas couler, pour se sauver de la noyade. Assourdis par le langage des experts, des assistantes sociales, des psychiatres, des avocats commis d’office. Un instant extraits de l’ombre, conduits devant elle, devant Madame le Juge des enfants, puis retournant vers leurs cellules, entravés, menottés, la tête penchée, honteux, renvoyés au silence.

Elle n’a pas oublié la première fois, quand elle était encore étudiante. Ouarda, prostituée depuis l’âge de quinze ans, droguée, battue par son petit ami, le teint brouillé par les nuits passées en prison, vêtue d’un jogging marron, chaussée de tennis blancs trop neufs, ses cheveux frisés coupés court, les oreilles percées mais on lui a enlevé ses anneaux d’or pour la sécurité, on lui a confisqué sa gourmette portant son nom et celui de son amant, on lui a pris son collier avec la pierre de lune, elle n’a plus rien que son corps, maigre et chétif, tout tassé sur la chaise devant le grand bureau de chêne, et la policière est restée debout les menottes ouvertes, un peu en retrait près de la porte, prête à intervenir au cas où.

« … le nommé Éric m’a donné rendez-vous, et avec le groupe nous sommes allés en voiture jusqu’en haut de la colline, au quartier de l’usine de crémation, dans un endroit à l’écart de la route. Quand sa voiture est arrivée, il n’a pas remarqué les autres à cause des phares qu’ils avaient éteints, et moi j’ai marché jusqu’à sa voiture comme si j’étais toute seule. Il m’a demandé si j’étais venue seule et j’ai dit que celui qui m’avait amenée était reparti parce qu’il ne voulait pas être témoin. Alors il m’a attrapée par les cheveux et il m’a frappée de la main et sa bague m’a cassé une dent de devant. Il m’a ensuite traînée vers les taillis et il a dit qu’il allait me tuer. Quand ils ont vu ça, ceux qui étaient avec mon ami Gérard ont rallumé les phares et ils sont sortis de la voiture et ils ont couru, et aussitôt ils ont commencé à tirer, et le nommé Éric a voulu prendre son pistolet, mais une balle l’a touché dans le ventre et il a crié et il est tombé à genoux. Ensuite les autres lui ont tiré plusieurs balles dans la tête et quand il est tombé en arrière j’ai vu que sa figure était en bouillie. Il était mort à ce moment-là, mais mon ami Gérard et certains autres ont continué à tirer sur lui jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de balles. Ensuite ils l’ont arrosé d’essence et ils ont essayé de le faire brûler mais le feu n’a pas voulu prendre, et je suis repartie dans la voiture avec mon ami Gérard. Et je ne sais plus rien d’autre à ce sujet. »

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