On me reprochera certainement des quantités de choses. D’avoir dormi là, par terre, pendant des jours; d’avoir sali la maison, dessiné des calmars sur les murs, d’avoir joué au billard. On m’accusera d’avoir coupé des roses dans le jardin, d’avoir bu de la bière en cassant le goulot des bouteilles contre l’appui de la fenêtre: il ne reste presque plus de peinture jaune sur le rebord en bois. J’imagine qu’il va falloir passer sous peu devant un tribunal d’hommes; je leur laisse ces ordures en guise de testament; sans orgueil, j’espère qu’on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre; si on m’humilie, si on me fouette, si on me crache au visage, j’aurai enfin une destinée, je croirai enfin en Dieu. On me dira peut-être que je vis en tel ou tel siècle, le XXVIe par ex., et vous verrez jusqu’à quel futur je durerai.
Mais je préfère penser à ce que je pourrai faire, si on me laisse partir en liberté.
C’est difficile à dire, parce que j’ai une foule de plans dans la tête, déjà. Et c’est drôle, parce qu’au fond, je n’y ai pas tellement réfléchi; j’ai eu des idées, naturellement, comme tout le monde, en me promenant seul dans la ville, ou avec toi, Michèle, ou encore abruti dans ma chambre, allongé sur ma chaise longue.
Par exemple, je pourrais me mettre en deuil, avec une barrette noire sur un complet gris. Je marcherais dans les rues, et les gens penseraient que j’ai perdu quelqu’un de ma famille, un proche, un parent, ma mère. Je suivrais tous les enterrements, et quand la cérémonie serait terminée, il y en auraient qui me serreraient la main, et d’autres qui m’embrasseraient, en murmurant tout bas des phrases de regret. Ainsi, ma plus grande occupation serait de lire la rubrique nécrologique dans les journaux. J’irais à toutes les funérailles, les belles comme les pauvres. & je m’habituerais peu à peu à la vie des enterrements. J’apprendrais les phrases qu’il faut dire, la façon de baisser les veux ou de marcher tout doucement.
J’aimerais aller dans les cimetières, et je toucherais avec plaisir le front des morts; les yeux pâles et distendus, les mâchoires vides; les dalles de marbre des tombes, et je lirais ce qu’on a écrit au milieu de la couronne mortuaire, sur la banderole qui s’agrafe aux violettes de plâtre:
«Regrets»
Je pourrais au besoin psalmodier:
«Ce jour, jour de colère,
De calamité et de misère,
Ce jour grandiose et amer.
Quand tu viendras juger
La Terre par le Feu…»
Je pourrais aussi voyager; j’irais dans beaucoup de villes que je ne connais pas, et je me ferais un ami dans chaque ville. Puis, plus tard, je retournerais dans ces villes: mais je ferais exprès d’y aller les jours où je serais sûr de ne pas pouvoir rencontrer cet ami. Par exemple, j’irais à Rio le jour du Carnaval. Je sonnerais à la porte de cet ami, mettons Pablo, et naturellement il ne serait pas là. Alors, je pourrais prendre une feuille de papier, et j’écrirais une courte lettre:
«Mon cher Pablo,
Je suis venu aujourd’hui à Rio pour te voir.
Mais tu n’étais pas chez toi. Je suppose que
tu étais au Carnaval, comme tout le monde.
Je regrette de n’avoir pu te trouver. On
aurait pris un pot ensemble et on aurait
parlé. Je repasserai peut-être l’année
prochaine. Ciao.
Adam Pollo.»
Ou bien j’irais à Paris le jour du Quatorze Juillet, à moins que ce ne soit à Moscou pour le Défilé sur la Place Rouge, à Rome pour le Concile, ou à Newport le jour du Festival de Jazz.
La vraie difficulté serait de bien choisir mes amis; il faudrait que je sois certain de leur absence le jour où je viendrais les voir.
Sans quoi, le petit jeu serait rompu, et je risquerais de ne plus avoir le courage de continuer. Je me tromperais de dates, et quand je sonnerais, leurs portes s’ouvriraient toutes grandes, et ils s’exclameraient, avec un bon sourire:
«Adam Pollo? Toi ici? Quelle bonne surprise! Si tu étais venu demain, tu ne m’aurais pas vu, il y a la Course de Taureaux…»
Oui, une certaine méthode ne serait pas dépourvue d’intérêt pour ce genre d’amusements. Il faudra que j’y pense souvent; je m’achèterai peut-être un almanach, pour y consigner les dates des fêtes et des événements, dans chaque ville du monde. Évidemment, il y aurait toujours le risque que l’un d’eux soit tombé malade, ou devenu original, et qu’il n’ait pu aller à la fiesta. Mais ce sont ces dangers qui donnent du goût à la tentative. Ce que je t’ai dit là, ce ne sont que deux idées entre mille autres; parce que j’ai inventé un tas de combinaisons différentes pour vivre en société. Je pourrais être malade de l’éléphantiasis, ce qui, j’ai remarqué, dégoûte toujours la plupart des gens, et les maintient à distance. Je pourrais aussi être prognathe; là, les autres sont apitoyés, et ils ne veulent jamais voir comment les dents d’en bas jaillissent en avant quand on entrouvre les lèvres. Boiter d’une jambe, à cause d’un eczéma, être un triste sire, ou bien se curer les dents avec une petite cuiller en celluloïd rouge, dans le genre de celles qu’on trouve dans les paquets de lessive, en guise de prime, ne sont pas de mauvais moyens. On peut aussi se chercher des caries avec la pointe d’un couteau, pendant des journées entières. D’une façon générale, tout ce qui ressemble à une maladie, à de la folie, ou à des infirmités, est bon.
Mais il y a des positions favorables, dans la vie sociale, qui font qu’on vous laisse en paix; certains métiers, comme sourcier, souteneur, jardinier, sont particulièrement intéressants.
J’ai réfléchi souvent que j’aimerais bien être opérateur dans la cabine de projections d’un cinéma. D’abord, on est enfermé dans une petite pièce, tout seul avec la machine. À part la porte et les meurtrières qui laissent passer le rayon lumineux, il n’y a pas d’ouvertures. Tout ce qu’on a à faire, c’est placer la bobine sur son axe, et pendant qu’elle se déroule, avec un ronron agréable, on peut fumer des cigarettes, et boire de la bière au goulot, en regardant la lumière de l’ampoule électrique violacée, et en se disant qu’on est comme à bord d’un paquebot de tourisme, un des rares personnages à ne pas être dupe de ce qui se passe.»
Réponse:
«Ma chère Michèle,
Maintenant qu’il paraît qu’il va pleuvoir bientôt Maintenant qu’il paraît que le soleil va faiblir, de jour en jour, d’un rai à l’autre, jusqu’à sa mort par la métamorphose en boule de neige, et que je vais devoir suivre son refroidissement, engoncé au fond de ma chaise longue,
Maintenant que j’ai l’impression que ça va être le début du triomphe des infirmes et des culs-de-jatte, Maintenant que j’abandonne la terre au règne des termites, je crois que tu devrais venir.
N’as-tu donc pas envie, comme moi,
de venir dormir au milieu des derniers restes de la lumière?
N’as-tu pas envie vraiment de venir me raconter une histoire tranquille, pendant que nous boirions de la bière ou du thé, et qu’on entendrait des bruits passer la fenêtre? Et puis on serait nus, et on regarderait nos corps, on compterait quelque chose sur nos doigts, et on referait mille fois la même journée?
On lirait le journal.
Quand donc les gens de la maison reviendront-ils? Je voudrais bien que tu me dises une fois, qui a gravé ces choses sur la feuille d’aloès, et qui a tué cet animal,
le rat blanc mort empalé peut-être aux deux yeux bleus vitrifiés avec son courage dans l’embrouillamini des buissons d’arbouses et qui n’a pas pourri mais qui s’est embaumé et doit être aujourd’hui tout transpercé de chaleur.»
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