Quant aux questions que tu me poses concernant « la menstruation et tout ça », je serais bien incapable d’y répondre. La Femme, mon petit, est un mystère pour l’Homme et le contraire n’est malheureusement pas vrai […].
Juliette et moi t’embrassons bien affectueusement. Transmets nos amitiés à Madame ta mère et viens quand tu veux à Paris nous montrer tes biceps.
Ton oncle Georges
Pour les règles ce qu’il dit est une façon gentille de me faire comprendre que ces questions ne sont pas de mon âge. Je m’y attendais un peu. Entre-temps Violette m’a expliqué le principal. Je lui avais posé la question à cause d’une phrase de Fermantin sur sa sœur : qui avait « ses affaires », et qui n’était pas « à prendre avec des pincettes ». Le reste, je le recopie dans le dictionnaire.
Menstruation. Dictionnaire Larousse :
« La menstruation comprend : 1. la période d’établissement qui correspond sensiblement à la puberté ; 2. la période d’état qui correspond à la vie génitale de la femme ; 3. la période de cessation ou ménopause.
« La période menstruelle, ou intervalle entre le début de deux menstrues consécutives, varie, suivant les femmes, entre vingt-cinq et trente jours.
« Les menstrues sont presque toujours suspendues pendant la grossesse, et ordinairement pendant l’accouchement. »
13 ans, 5 mois
Mercredi 10 mars 1937
Je me souviens d’une conversation entre l’oncle Georges et papa. Papa ne se levait plus. Il ne mangeait presque rien. L’oncle Georges lui demandait de se reprendre. Il le suppliait, même. Il avait les larmes aux yeux. Impossible, disait papa, moi, mon vieux, c’est de l’ intérieur que je suis devenu chauve ! Et ça ne repousse pas plus que sur ton crâne d’œuf. L’oncle Georges et papa s’aimaient beaucoup.
13 ans, 5 mois, 6 jours
Mardi 16 mars 1937
Papa m’avait prévenu ! Mais c’est une chose de le savoir, c’en est une autre quand ça vous arrive ! Je me suis réveillé et j’ai sauté de mon lit. Mon pyjama était trempé et mes mains toutes poisseuses ! Il y en avait aussi dans les draps. En fait, il y en avait partout. Mon cœur battait à toute allure. C’est en ôtant mon pyjama que je me suis rappelé ce que papa disait. Éjaculation, mon garçon. Si ça t’arrive pendant la nuit n’aie pas peur, ce n’est pas que tu recommences à faire pipi au lit, c’est l’avenir qui s’installe. Pas d’affolement, autant t’y faire tout de suite, tu produiras du sperme toute ta vie. Au début on contrôle plus ou moins : frottements, plaisir et hop, on lâche tout ! Et puis on s’y fait, on apprend à se retenir, et finalement on en tire le meilleur parti.
Le pyjama collait à mes cuisses comme du papier gommé. Dodo m’a rejoint dans la salle de bains pendant que je me lavais. Il a fallu qu’il la ramène. Il était tout excité. Ce n’est rien, c’est des spermatozoïdes, c’est pour faire les enfants, la moitié est chez les garçons et l’autre moitié chez les filles !
13 ans, 5 mois, 7 jours
Mercredi 17 mars 1937
En séchant sur la peau, le sperme se craquelle. On dirait du mica.
13 ans, 5 mois, 8 jours
Jeudi 18 mars 1937
Je ne me souviens plus vraiment du visage de papa. Mais de sa voix, oui. Oh ! oui ! Je me rappelle tout ce qu’il m’a dit. Sa voix était un souffle. Il murmurait très près de mon oreille. Quelquefois, je me demande si je m’en souviens vraiment ou si papa murmure encore en moi.
13 ans, 5 mois, 18 jours
Dimanche 28 mars 1937
De nouveau glissé l’écorché dans la rainure de la glace. Puisque c’est à ça qu’il faut ressembler c’est à ça que je ressemblerai.
13 ans, 5 mois, 19 jours
Lundi 29 mars 1937
C’est fait. Je suis allé trouver Fermantin. Je lui ai demandé de me montrer des trucs pour me muscler. D’abord il s’est fichu de moi. Il m’a qualifié de cas désespéré et m’a dit qu’il ne s’abaisserait pas à cela. Même si je te fais tes devoirs de maths ? Il a cessé de rire. Qu’est-ce qui se passe, tu veux te faire des biscoteaux pour tomber les filles ? (J’imagine qu’il parlait des biceps, des deltoïdes et des grands élévateurs.) Tu veux une armure romaine ? (Sans doute les muscles abdominaux : le grand droit, le petit oblique, et aussi les grands dentelés.) Il va falloir que tu fasses des abdos, alors, et des pompes en pagaille ! Fermantin n’a que deux ans de plus que moi mais c’est déjà un vrai gymnaste. En général, dans les jeux collectifs comme le football ou le ballon prisonnier, son équipe gagne. Il est inscrit à plusieurs clubs et voudrait que j’y vienne avec lui. Pas question. Il faut d’abord que je sorte de mon armoire. Pas de sports collectifs, mais des tractions, oui (ce qu’il appelle des pompes), et des abdominaux. On peut faire ça tout seul. De la corde, aussi, de la barre, de la course d’endurance, et qu’il m’apprenne à faire du vélo (Violette me prêtera le sien), et à nager aussi. Manès m’a déjà montré mais quand il me jette dans la conque je me contente de flotter en imitant les grenouilles. Pour la course, le vélo et la natation, Fermantin veut que je lui fasse ses rédactions et son anglais. C’est d’accord.
13 ans, 6 mois, 1 jour
Dimanche 11 avril 1937
La traction (la pompe) consiste à tenir ton corps dans un angle d’environ quinze degrés avec le sol, très droit entre la pointe des pieds et les bras tendus, puis à plier les coudes jusqu’à ce que le menton touche le sol, et à te redresser, cela autant de fois que tes bras en ont la force. Le corps doit rester tendu, il ne faut pas que le dos s’incurve ou que les genoux touchent le sol à la fin de la flexion, et la poitrine doit l’effleurer à peine. Tu peux mettre aussi les pieds sur le bord de ton lit pour faire travailler tes bras davantage. Cela, c’est la traction de base. Il y en a quantité d’autres. Fermantin m’en a fait la démonstration. En musique on appellerait ça variations sur un thème. La pompe claquée : les avant-bras propulsent le corps suffisamment haut pour qu’on puisse claquer les mains avant de les reposer sur le sol. (N’essaie pas tout de suite, ta tête arriverait la première et tu te casserais les dents.) La pompe claquée derrière le dos : même opération, mais l’impulsion doit être plus forte pour nous donner le temps de claquer les mains derrière notre dos. (N’y pense même pas. Ou alors, fais-le sur un matelas.) Plus difficile encore, la pompe pirouette : le corps tourne sur lui-même avant de retomber dans sa position de départ. La pompe sur un seul bras, puis sur l’autre, la pompe sur trois doigts (excellent pour les phalanges des alpinistes), etc.
*
NOTE À LISON
Ma chère Lison,
Les quatre cahiers suivants (avril 37 — été 38) sont typiquement de ceux que tu peux sauter. Tu n’y trouveras que des tableaux sur l’évolution de ma musculature (biceps, avant-bras, torse, cuisses, mollets, ceinture abdominale…). Pendant tout ce début d’adolescence j’ai passé mon temps à me mesurer ; un mètre ruban à la main, j’étais devenu mon ethnographe et mon bon sauvage. J’en souris aujourd’hui mais je crois que je m’étais bel et bien mis en tête de ressembler à l’écorché du Larousse ! Au Briac, où Violette m’emmenait passer toutes les vacances depuis mon exclusion des scouts, je remplaçais la gymnastique par les travaux des champs et des bois. Manès et Marta étaient épatés qu’un gamin des villes prît tant à cœur la vie de la ferme. Ils ne me soupçonnèrent jamais de choisir les travaux en fonction de critères strictement musculaires : la coupe du bois pour les biceps et les avant-bras, le chargement du foin pour les cuisses, les abdominaux et les dorsaux, la course après les chèvres et la fureur de nager pour l’épanouissement de ma cage thoracique. J’éprouve aujourd’hui un petit remords de les avoir trompés sur mes fins dernières, mais Violette n’était pas dupe, elle, et rien ne me rendait plus heureux que de partager un secret avec Violette.
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